Sous leTrône de Fer. Petites analyses littéraires

Sous leTrône de Fer. Petites analyses littéraires

Prophéties et visions chez les Nonmourants (3)

 

Cet article vient immédiatement à la suite de celui-ci

Il est la troisième et dernière partie d'une étude qui commence avec celui-là

 

 

 

- TU T'ES VU QUAND T'AS BU ? - 

 

 

 Après l'oracle, viennent les visions, qui ne sont pas a priori un développement en images des mots que les Nonmourants ont récité l'instant d'avant. Cela ne signifie cependant pas qu'oracle et visions n'ont aucun rapport entre eux, puisque pour commencer, ils s'adressent à la même personne - Daenerys Targaryen. Mais outre le fait que les Nonmourants ne semblent pas contrôler les visions elles-même et ont surtout comme objectif de se nourrir de la jeune dragonne, d'un point de vue purement littéraire, une redite immédiate n'est pas dans le style de GRRMartin : il n'y a pas d'exemple ailleurs dans la saga d'une prophétie (au sens large, donc incluant rêves verts, rêves de dragon, inspirations soudaines, etc...) explicitée par des images dans la page qui suit, elles ont la forme de données brutes que les personnages et les lecteurs doivent eux-même analyser et interpréter avec leurs connaissances. Le lien entre visions et oracle vient donc bien de Daenerys elle-même, de ce que porte son sang, et c'est pourquoi on retrouve des éléments de l'oracle dans deux des visions (c'est une des raisons qui pousse d'ailleurs le lecteur à croire que chaque phrase de l'oracle correspond à une des visions qui suit).  

 

 Ces visions fonctionnent elles aussi par triplets, chaque triplet bénéficiant de ses propres mots "explicatifs" qui associent la "Mère des dragons" à un ensemble d'événements ou d'actes renvoyant à une même problématique. Ainsi, la "mère des dragons" est "fille de la mort", "mortelle aux mensonges" et "fiancée du feu".

  En d'autres termes, si l'oracle dit comment Daenerys épouse son dragon intérieur et assume pleinement son rôle de "mère des dragons", les visions illustrent en quoi cette "mère des dragons" a un destin héroïque. Les visions posent donc les jalons principaux sur la route qui mène à la "Bataille de l'Aube" où les Autres et la Longue Nuit seront vaincus, mais elles ne disent a priori rien sur ce qu'il adviendra de Daenerys après.

 La vue d'ensemble est donc plus large que l'oracle mais elle s'arrête avec la fin de la saga, et une partie des réponses se trouveront dans les tomes qui n'ont pas encore été publiés. On pourrait également s'interroger sur le choix particulier des "jalons" : pourquoi ceux-là sont-ils importants au point de figurer dans une vision prophétique, et pourquoi pas d'autres ? Je reviendrai sur cette question en conclusion, même si l'étude de chaque vision pourrait déjà apporter des éléments de réponse. 

 

 

~ MÈRE DES DRAGONS, FILLE DE LA MORT ~

 

 Viserys hurla sous l'or en fusion qui roulait le long de ses joues et lui emplissait la bouche. 

Une ville embrasée derrière lui, se dressa sous une bannière à l'étalon piaffant un seigneur d'imposante stature et dont la toison d'argent doré rehaussait le teint cuivré.

Des rubis ruisselèrent comme autant de gouttes de sang de la poitrine d'un prince qui s'effondra sur les genoux, mourant, dans l'eau vive et rendit son dernier soupir en soufflant le nom d'une femme... 

 mère des dragons, fille de la mort...

 

  Le premier triplet de visions - "fille de la mort" - associe donc trois personnages morts ou en train de mourir à Daenerys Targaryen. 

 

 Le premier personnage ne pose aucun problème d'interprétation, puisque Daenerys reconnaît Viserys et que le lecteur a comme référence la scène de sa mort, où khal Drogo lui a versé sur la tête de l'or fondu en guise de couronne. 

 

 Le second personnage est un peu moins facile à deviner, mais plusieurs éléments permettent de l'identifier : sa chevelure d'argent doré est typique des Targaryen et son teint cuivré est celui des Dothrakis : ça tombe bien, il se trouve que Daenerys était enceinte de khal Drogo. D'autre part, le destin de cet enfant comme futur "Etalon chevauchant le monde" et grand conquérant des Dothrakis a été prophétisé par les anciennes khaleesi - les épouses des khals défunts - du Dosh Khaleen. Pour finir, Daenerys a bel et bien déjà eu une vision de son fils alors qu'elle était entre la vie et la mort, après son accouchement : celui-ci est décrit dans les mêmes termes par GRRMartin : grand, la peau cuivrée et les cheveux d'argent doré. 

 

 Une formidable chaleur l'habitait, une chaleur qui lui dévastait le sein. Grand, fier, son fils avait le teint cuivré de Drogo mais sa blondeur d'argent à elle, et des yeux violets taillés en amande. 

(Daenerys IX, tome 1 A Game of Thrones)

 

 Le texte anglais laisse encore moins de doute  que la traduction française, puisque GRRMartin reprend exactement les mêmes mots pour décrire ce qu'aurait pu être le fils mort-né de Daenerys et la vision chez les Nonmourants : il est "tall" (="grand", "d'imposante stature"), "copper skin" (="à la peau cuivrée") et "silver-gold hair" ("les cheveux d'argent doré"). 

 

 Quant au troisième personnage, les détails nous permettent là encore de l'identifier : les rubis sur la poitrine et l'eau font tout de suite penser au prince Rhaegar Targaryen, qui reçut en pleine poitrine un coup de masse de Robert Baratheon, lors de la bataille du Trident, le Trident étant le confluent des trois principaux fleuves du Conflans. Un dragon tricéphale tout en rubis ornait l'armure noire de Rhaegar, et ce sont ces rubis éclatés et dispersés qui ont donné leur nom au Gué des Rubis : 

 

Arya portait, quant à elle, ses vêtements de cuir de la veille et de l'avant-veille. 

(...)

- Mycah m'emmène vers l'amont chercher des rubis dans le gué. 

- Des rubis... ? s'ébahit Sansa. Quels rubis ? 

La dernière des gourdes, décidément. "Les rubis de Rhaegar. A l'endroit où le roi Robert a conquis la couronne en le tuant."

(Sansa I, tome 1 A Game of Thrones)

 

 On retrouve cette histoire de rubis de Rhaegar à d'autres occasions, notamment lors de la halte de Brienne chez les moines de l'île Repose, qui se situe dans l'estuaire du Trident (et dont la baie du Mont-Saint-Michel est sans doute la source d'inspiration). Le doyen explique que le Trident charrie toutes sortes de choses jusque dans la mer, et en dépose un certain nombre aux pieds de l'île. Les moines ont déjà trouvé ainsi six rubis et prient pour un septième, ce qui serait un genre de bénédiction par les Sept !

 Le "nom d'une femme" murmuré par le prince mourant correspond aux chansons qui racontent le pourquoi de l'affrontement entre Rhaegar Targaryen et Robert Baratheon : Rhaegar avait enlevé Lyanna Stark, la fiancée de Robert. Daenerys a appris de son frère Viserys que Rhaegar aimait Lyanna, et elle interroge là-dessus à plusieurs reprises Barristan Selmy - qui faisait partie de la Garde Royale à cette époque et a donc assez bien connu le prince héritier. En bref, le royaume aurait été plongé dans la guerre et les Targaryen auraient perdu le trône à cause d'une femme. 

 

~~

 

 Comme Daenerys n'est biologiquement la fille d'aucun de ces trois personnages (elle en est la soeur ou la mère), l'expression "fille de la mort" signifie qu'elle est dépositaire de l'héritage de trois morts Targaryen. Quel héritage, donc ? 

 Ce premier triplet fait étrangement écho à un de ses rêves de dragon que j'ai évoqué plus haut à propos du Rhaego mort-né. Ce rêve long et circonstancié montre Viserys, Rhaego et Rhaegar dans le même ordre que le triplet "fille de la mort" et symbolise leur mort à tous les trois par la dissolution de leur image; pour Rhaegar, son image est même remplacée par celle de Daenerys. Mais ces personnages sont intégrés à une sorte de mini intrigue qui peut aider à comprendre la signification du rêve, et par là à interpréter la vision chez les Nonmourants. 

 Le rêve commence donc par la vision d'une porte rouge qu'elle cherche à atteindre à l'autre bout d'une grande salle. Cette porte rouge sera le leit-motiv tout au long du rêve, en même temps que la phrase "réveiller le dragon", car les deux reviennent comme un rythme entre chaque séquence du rêve. 

 

 La première séquence s'ouvre avec la vision de Drogo, qui éveille son épouse au désir et à l'amour, suivie de la vision de ses trois oeufs de dragon, comme si l'union avec Drogo avait eu pour résultat direct la conception puis la naissance des dragons. Ces oeufs ont en effet été offert à Daenerys à l'occasion de son mariage avec le chef dothraki. En d'autres termes, la princesse est définie ici comme la "mère des dragons". Cela anticipe également le fait que les oeufs vont éclore précisément sur le bûcher de Khal Drogo, et que Daenerys entendra chacune des éclosions comme une déflagration correspondant à un coup de fouet donné par Drogo (ou par son "esprit") : 

 

 Maintenant, pensa-t-elle, maintenant, et, une seconde, elle vit devant elle, monté sur l'étalon de brume et une lanière flamboyante au poing, Khal Drogo. Il sourit, puis son fouet s'abattit avec un sifflement ondoyant de reptile sur le bûcher. 

 Un fracas semblable à l'éclatement de la roche, et la plate-forme chancela, croula sur elle-même, non sans projeter sur Daenerys une pluie de brandons, de braises et de cendres. Quelque chose d'autre aussi, qui, par bonds et rebonds successifs, vint s'écraser à ses pieds : une parcelle de pierre pâle, convexe et veinée d'or, craquelée, fissurée, fumante. 

 (Daenerys X, tome 1 A Game of Thrones)

 

 Après les oeufs, ce sont Viserys puis Rhaego qui apparaissent, avant que leurs images ne se dissolvent pour l'un sous l'or en fusion, et pour l'autre dans le feu, la dissolution représentant ici leur mort (Rhaego avait en vrai l'aspect d'un lézard avec des petites ailes, il était un petit mix de dragon et d'être humain; mais dans ses visions, Daenerys l'a idéalisé).  Alors qu'elle traverse la longue salle entre deux rangées de ses ancêtres Targaryen (on les identifie comme Targaryen à cause des couleurs de leurs yeux et de leurs cheveux) qui la pressent d'accélérer pour échapper à un souffle glacé, Daenerys sent son dos se déchirer et de grandes ailes projettent une ombre à ses pieds. Elle s'envole ensuite au-dessus de la mer Dothrak, avant d'atteindre enfin la porte rouge, de la franchir et d'avoir la vision de Rhaegar - "le dernier dragon". Quand elle relève la visière de son casque, elle voit cependant son propre visage : cette fois, l'image de Rhaegar ne se dissout mais est directement remplacée par celle de Daenerys. La phrase "réveiller le dragon" qui ponctuait chaque séquence est devenue simplement "le dragon..." 

 Dans ce rêve, cependant, même si Daenerys passe entre les rangées de ses ancêtres les rois Targaryen (voire plus largement Valyriens), il n'est pas question pour elle d'obtenir une couronne mais bien d'atteindre une porte rouge et de voir ce qu'il y a derrière. Cela n'est pas sans rappeler l'expérience de coma de Bran Stark, lorsque lui aussi découvre qu'il peut voler, prend de la hauteur et parvient à ce qui semble être l'extrémité du monde, en franchit le "voile" et voit le "coeur de l'hiver".   

 Comme l'ai déjà évoqué dans l'article l’Ordalie consacré à Sansa, il y a dans la saga deux sortes différentes de "portes", désignées par deux termes distincts en anglais (mais en français il s'agit du même mot "porte") : il y a "gate" qui indique le franchissement d'une frontière, le passage d'un monde à un autre, d'un territoire à un autre (symbolique ou non) comme par exemple la "black gate" (porte noire) de Fort Nox, qui permet de franchir le Mur; ou bien les "Gates of the Moon" - les Portes de la Lune - une forteresse qui garde l'entrée du chemin qui gravit la montagne jusqu'aux Eyrié. En d'autres termes, le franchissement d'un porte-frontière n'est pas un point d'arrivée, c'est un passage. 

 Et puis il y a "door", une ouverture (sorte de fenêtre qu'on ouvre) sur une vérité tout autre que celle qui a cours de l'autre côté de la porte : ainsi, dans son rêve, Daenerys arrive à la porte rouge ("red door"), l'ouvre et voit derrière son frère Rhaegar, le "dernier dragon", mais lorsqu'elle relève la visière de l'armure (redoublant ainsi le geste d'ouverture de la porte) c'est son propre visage qu'elle voit, pour accéder à l'ultime vérité du rêve, à savoir que c'est elle le "dernier dragon". Et elle l'est par la mort des autres Targaryen qui auraient pu l'être, mort à mon sens symbolisée dès le début du rêve par les empreintes sanglantes que laissent ses pieds, et auxquelles répond le rouge de la porte. 

 

 Des ailes obombraient ses songes enfiévrés. 

"Tu ne voudrais pas réveiller le dragon, si ?"

Elle descendait une immense salle, haut voûtée d'arceaux de pierre. Elle ne pouvait regarder en arrière, ne devait pas regarder en arrière. Devant se trouvait une porte, une porte qui semblait minuscule, en raison de la distance, mais dont, même de si loin, se discernait la peinture rouge. Elle hâtait le pas, et, sur le dallage, ses pieds nus laissaient des empreintes sanglantes. 

 (Daenerys IX, tome 1 A Game of Thrones)

 

  Puisque j'ai rapproché le franchissement de la porte rouge par Daenerys avec le franchissement du voile par Bran, je pense qu'on peut rapprocher cette porte rouge des bouches "sanglantes" des faces de barrals, les barrals jouant le rôle de "portes" vers la mémoire du monde, et donc vers des vérités et des réalités qui ont pu être tellement transformées qu'elles ont été oubliées par les hommes. Dans le deuxième tome A Clash of Kings, l'expédition de la Garde de Nuit au-delà du Mur fait une première halte au village sauvageon déserté de l'Arbre Blanc. L'arbre blanc désigne en réalité l'énorme barral autour duquel s'est édifié le village, et dans la bouche non moins énorme de ce barral, les Gardes retrouvent les restes calcinés de moutons et d'au moins un enfant. Les Sauvageons y ont-ils brûlés leurs morts dans un rituel funéraire ou ont-ils pratiqué des sacrifices ? Mystère. Ce chapitre-là précède l'arrivée de l'expédition chez le patriarche Craster dont on apprend qu'il sacrifie aux "dieux" (a priori, les Autres) ses bébés mâles - son propre sang, donc - et à défaut de bébés, ses animaux, s'assurant ainsi la pérennisation de son pouvoir sur ses femmes et son "royaume". D'une certaine manière, les bouches de barrals et les portes ont des histoires de morts plus ou moins terribles à raconter, et parfois, elles l'ouvrent !  

 

~~

 

  Le rêve de Daenerys nous apporte donc un éclairage important sur le triplet de visions "fille de la mort", puisque le triplet en est finalement une synthèse; il nous permet par le biais du "dernier dragon" et des échos qu'on retrouve du côté de Bran, des barrals et du froid comme antithèse apparente du feu, de le rattacher à la prophétie du "prince promis", aka Azor Ahai re-né qui doit à l'issu de la "Bataille de l'Aube" vaincre les Ténèbres et l'hiver éternel incarné par les Autres. Ce n'est pas un hasard si le premier tome de la saga s'ouvre sur l'apparition des Autres au-delà du Mur et s'achève sur la naissance des trois dragons de Daenerys.  

 C'est la Naine de Noblecoeur - une prophétesse du Conflans que rencontrera Arya lors de ses pérégrinations et qui fait des "rêves verts", c'est-à-dire des rêves envoyés par les vervoyants connectés au réseau barral - qui avait prophétisé une quarantaine d'années plus tôt à la cour des Targaryen que le "prince promis" serait issu de la lignée d'Aerys et de Rhaella Targaryen, les parents de Rhaegar, Viserys et Daenerys. Le fait que la prophétie du "prince promis" soit la même que celle d'Azor Ahai est très fortement suggéré par le texte lors d'un dialogue entre Melisandre - la prêtresse rouge qui croit avoir trouvé le nouvel Azor Ahai en Stannis - et le vieux mestre de la Garde de Nuit, Aemon Targaryen, frère du roi à la cour duquel la Naine a fait sa prophétie. Voici en outre ce que ce même Aemon confiera plus tard à Sam, alors qu'ils voyagent tous les deux pour Villevieille et ont appris l'existence de Daenerys Targaryen et de ses trois dragons : 

 

 "Jamais personne ne s'est mis en quête d'une fille, dit-il. C'est un prince qui était promis, pas une princesse. Rhaegar, je pensais... La fumée était celle de l'incendie qui a ravagé Lestival le jour de sa naissance, le sel celui des larmes versées pour ceux qui avaient péri. Il partageait ma conviction quand il était jeune, mais ensuite, il vint à se persuader que c'était son fils qui accomplirait la prophétie, car on avait vu une comète au-dessus de Port-Real la nuit où fut conçu Aegon, et Rhaegar était certain que l'étoile sanglante devait être une comète. Quels niais nous étions, nous qui nous flattions d'être si sages ! L'erreur s'était sournoisement insinuée à partir de la transcription. Les dragons ne sont ni mâles, ni femelles, Barth l'avait parfaitement discerné, mais tantôt l'un et tantôt l'autre, aussi changeants que la flamme. Le langage nous a tous induits en erreur pendant un millier d'années. Daenerys est l'élue véritable, elle qui est née parmi le sel et la fumée. Les dragons le prouvent."

(Samwell IV, tome 4 A Feast for Crows)

 

 Pour précision, Lestival était une résidence royale de la famille Targaryen située dans le sud de Westeros, dans les Marches de Dorne. C'est là qu'ont péri au cours d'un gigantesque incendie de nombreux membres de la famille royale, dont le roi Aegon V - frère de mestre Aemon - plusieurs de ses fils et Duncan le Grand, lord Commandant de la Garde Blanche. Il semble que l'incendie ait été causé par une tentative de faire éclore des oeufs de dragon, mais ce dernier point est une hypothèse, suggérée plusieurs fois par le texte, mais non encore confirmée. 

 Le Barth cité par Aemon est Septon Barth, qui fut Main d'un roi Targaryen et un spécialiste des dragons. Ses écrits ont été mis à l'index par un autre roi Targaryen - Baelor le Bienheureux, un religieux fanatique qui a ordonné leur destruction. 

 Pour finir, voici la prophétie qui annonce le retour du héros Azor Ahai, celui qui doit vaincre les ténèbres, telle qu'elle a été reprise par le clergé de R'hllor, le dieu rouge (cette religion a pu par ailleurs être fondée autour de cette ancienne prophétie originaire d'Asshaï, comme la religion de R'hllor), et présentée par Melisandre à Davos, fidèle chevalier de Stannis : 

 

 "Quand le vieux mestre [Cressen] regardait Stannis, il ne voyait en lui qu'un homme. Vous, vous voyez un roi. Vous faites erreur tous les deux. Il est l'élu du Maître, le guerrier du feu. Je l'ai vu mener le combat contre les ténèbres, j'ai vu cela dans mes flammes. Les flammes ne mentent pas, sans quoi vous ne seriez pas là. Les écritures prophétiques sont également formelles. Quand saignera l'étoile rouge et que les ténèbres se regrouperont, Azor Ahai renaîtra parmi le sel et la fumée pour réveiller les dragons de la pierre.(...)"

(Davos III, tome 3 A Storm of Swords)

 

 Si l'on suit l'interprétation de Melisandre, ce "guerrier du feu" n'est pas un roi (ni même un homme): cela peut paraître paradoxal de la part de Melisandre qui semble soutenir les ambitions royales de Stannis, mais à y regarder de près, ça ne l'est pas tant que ça : Melisandre considère Stannis comme un instrument de son dieu avant tout, et si pour bien en user il a besoin de porter une couronne, alors va pour la couronne ! L'important n'est pas la couronne en soi, mais la mission salvatrice dont Stannis se retrouve le dépositaire. Pour le dire autrement, Melisandre considère la couronne comme un symbole d'élection nécessaire pour convaincre les autres hommes, mais non un signe "d'élection divine". 

 

 Jamais il n'était sage pour un dirigeant de dédaigner les attributs du pouvoir, car le pouvoir lui-même découle en une mesure non négligeable de tels attributs. 

(Melisandre I, tome 5 A Dance with Dragons)

 

 Le français "attributs" traduit ici l'anglais "trapping", qui signifie piéger : en d'autres termes, les insignes du pouvoir sont des pièges pour "capturer" les sujets mais également des pièges pour celui qui s'en est emparé, thème qu'on retrouve dans le Trône de fer lui-même, qui attire mais aussi tue ceux qui s'y assoient. En cela, Stannis avec son "épée magique", "fabriquée" sur un bûcher organisé et présidé par Melisandre, est lui aussi prisonnier du rôle de héros que la prêtresse rouge lui fait endosser. Il se trouve par ailleurs qu'avant d'arriver aux Nonmourants, Daenerys a parcouru un long couloir parsemé de portes s'ouvrant sur diverses visions, et pour l'une d'elles, il s'agissait d'un festin de morts : un homme à tête de loup présidait un banquet dont tous les convives gisaient morts, massacrés, coupés en morceaux. L'homme à tête de loup portait une couronne de fer et une cuisse d'agneau en guise de sceptre - deux insignes royaux - et suivait Daenerys du regard, cette dernière ressentant comme un appel muet, comme si ce roi muet attendait une délivrance. Mais une délivrance pour qui ? Pour lui ? Pour ses convives/sujets massacrés ? Est-ce un héros qui doit apporter cette délivrance et comment ? En abattant le roi ? En le remplaçant ? En brisant la couronne ? En le "libérant" de sa tête de loup ? 

 

 Par ailleurs, lors de la cérémonie "sacrificielle" où Stannis et Melisandre ont fait brûler les statues des dieux du Septuaire de Peyredragon, et ont "fabriqué" dans ce bûcher l'épée légendaire d'Azor Ahai - Illumination - Melisandre a justement donné quelques précisions supplémentaires sur Azor Ahai, le "guerrier du feu" : 

 

 "Les livres d'Asshaï l'ont dès longtemps annoncé, un jour viendra où, après un long été, saigneront les étoiles et où s'appesantira sur le monde l'haleine glacée des ténèbres. En cette heure effroyable viendra un guerrier qui tirera des flammes une épée de feu. Et cette épée qui, nommée Illumination, sera l'épée rouge des héros, c'est Azor Ahai ressuscité qui la brandira, dissipant devant lui les ténèbres affolées."

 (Davos I, tome 2 A Clash of Kings)

 

  Azor Ahai a donc deux signes distinctifs qui en font un héros : sa capacité à réveiller les dragons de la pierre, et son épée Illumination. 

 On reviendra à Stannis et son Illumination dans le prochain triplet, où il est question d'une épée rouge, justement, et pour l'heure retournons à Daenerys : si elle est Azor Ahai re-né, ses dragons peuvent-ils être une Illumination métaphorique ? Dans le rêve que j'ai longuement évoqué plus haut, ses ancêtres entre lesquels elle court portent tous à la main de "pâles épées de feu". Leur disposition n'est d'ailleurs pas sans rappeler les rangées de rois et seigneurs Stark alignés dans les cryptes de Winterfell, chacun avec son épée de fer. 

 La forge d'Illumination est par ailleurs racontée par un certain Sallahdor Saan, riche seigneur pirate Lysien, et d'après la légende, cette forge a nécessité trois morts, dont celle, à la fin, de la bien-aimée d'Azor Ahai. Daenerys a tué elle-même son époux Drogo, et ses dragons sont nés sur son bûcher funéraire où ont été brûlés par la même occasion la maegi Mirri Maz Duur et un cheval.

 

 Une fois que le feu se fut suffisamment éteint et le sol assez rafraîchi pour y poser le pied, ser Jorah Mormont vint la [Daenerys] retrouver, prostrée parmi les cendres, les résidus charbonneux, rougeoyants, les ossements calcinés d'homme, de femme, d'étalon. 

 (Daenerys X, tome 1 A Game of Thrones)

 

A première vue, donc, les dragons font bien figure d'Illumination. Et s'ils ne sont pas au finale la véritable Illumination, ils l'incarnent symboliquement à un moment donné comme preuve que Daenerys est la "princesse promise", Azor Ahai re-née. 

 

~~

 

 Il ressort donc de ce premier triplet que la "Mère des dragons, fille de la mort" est avant tout l'héritière d'une prophétie : elle est héritière d'un sang qui en fait le "dernier dragon" et Azor Ahai re-née, et l'exploration des visions nous a amenés, par la petite porte sanglante, jusqu'à Winterfell et Au-delà du Mur. Nous allons donc logiquement parier que les deux triplets suivants parlent du parcours de cet Azor Ahai re-né - de ce qui en fait spécifiquement de Daenerys une héroïne de légende - et que ce parcours nous conduira à nouveau jusqu'au nord de Westeros.  

 Notons au passage que le triplet "fille de la mort" a pu être interprété entièrement de manière littérale. Cela n'empêche pas les interprétations symboliques, mais cela est déjà suffisant en soi pour comprendre au moins l'enjeu de base, à savoir l'accomplissement du destin héroïque d'un personnage de légende. Evidemment, le fait que les visions recouvrent des événements qui ont déjà eu lieu (la mort de Viserys et celle de Rhaegar) ou qui auraient pu avoir lieu (la vie avortée de Rhaego), aide à l'interprétation. Ce sera un peu plus délicat pour les triplets suivants puisque certains des événements décrits n'ont très vraisemblablement pas encore eu lieu.  

 

 

 

~ MÈRE DES DRAGONS, MORTELLE AUX MENSONGES ~

 

  Aussi ardente que le crépuscule apparut, brandie par un roi aux prunelles bleues mais dépourvu d'ombre, une épée rouge. 

 Un dragon de tissu fiché sur des mâts ondoya sur d'innombrables ovations.

 D'une tour fumante s'envola un colossal monstre de pierre qui exhalait des flammes d'ombre...

Mère des dragons, mortelle aux mensonges...

 

 Voici donc le second triplet de visions, et précisons d'emblée ce que traduit "mortelle aux mensonges" : l'anglais dit "slayer of lies" ("tueuse de mensonges"). La traduction est exacte au niveau du sens (et élégante à mon goût), mais elle a gommé le lien qui peut être fait avec les expressions récurrentes dans la saga, à savoir "kingslayer" ("tueur de roi", "régicide"), et "kinslayer" ("tueur des siens", "parricide"), ce qui doit d'autant plus être noté que d'après ce qu'on vient d'analyser, régicide et parricide ont bien permis à Daenerys de devenir la "dragonne promise". 

 

 Le premier mensonge présente un personnage inconnu pour notre princesse, mais pas pour le lecteur : le roi "dépourvu d'ombre" ("without shadow" en anglais) fait référence à Stannis et rappelle les deux fois où Melisandre a utilisé sa substance vitale pour créer des ombres qui avaient son apparence à lui et ont servi à tuer Renly Baratheon - son

frère cadet - puis Cortnay Penrose, le gouverneur d'Accalmie. Cela a permis à Stannis de récupérer une armée, celle des Terres de l'Orage, ainsi que la forteresse d'Accalmie, leur siège seigneurial, et on retrouve donc le régicide et parricide (ici fratricide).

 L'absence d'ombre peut même s'interpréter de manière littérale, c'est-à-dire physiquement visible, puisque après ces deux épisodes (et la défaite de la Nera) Stannis prend une apparence de plus en plus cadavérique, comme s'il se vidait de sa substance, comme si la création des deux ombres signifiait la perte de son âme et de sa vie : 

 

 Sa mine avait de quoi vous couper le souffle. Il avait vieilli de dix ans depuis le jour où Davos avait appareillé d'Accalmie pour la désastreuse bataille de la Néra. Sa barbe courte était comme enveloppée dans une toile d'araignée grise, et il avait pour le moins fondu de vingt-cinq livres. Il n'avait jamais été bien charnu, mais, au moindre mouvement, ses os désormais pointaient sous la peau comme autant de piques cherchant la percée. La couronne elle-même avait l'air trop large pour son crâne. Tels des puits bleus, ses yeux se perdaient tout au fond des orbites creusées de cernes, et c'était une tête de mort qu'évoquaient invinciblement ses traits. 

(Davos IV, tome 3 A Storm of Swords)

 

 Les yeux bleus sont un autre élément qui permettent d'identifier Stannis. 

Cependant, le mensonge ne réside pas dans Stannis lui-même, mais dans "l'épée rouge" qu'il brandit. Un peu plus haut, j'ai évoqué Illumination, "l'épée rouge des héros", notamment celle fabriquée par Melisandre au cours d'un bûcher cérémoniel à Peyredragon. Or, ce bûcher vu à travers le regard de Davos a eu quelques ratés, en particulier dans le fait que l'épée sortie du bûcher avait juste l'air d'une épée brûlée et pas du tout d'une épée apportant la lumière - Illumination est la traduction de "Lightbringer", littéralement "porte-lumière" (comme Lucifer !). Cependant, par la suite, son apparence change du tout au tout et elle resplendit véritablement :

 

 Il dégaina sa longue épée. Malgré le soleil pâlichon, l'acier flamboyait d'un éclat bizarre, tantôt rouge, tantôt jaune et tantôt d'une incandescente blancheur. L'air, tout autour, en était dépoli comme sous l'effet d'une chaleur intense. 

(...)

 Comme il remettait l'épée au fourreau, le monde parut s'assombrir un brin.

(Catelyn III, tome 2 A Clash of Kings)

 

 Le même effet d'illumination se reproduit sous le regard de Jon Snow, alors que Stannis est arrivé au Mur et s'y est installé avec son armée après avoir vaincu Mance Rayder, roi d'Au-delà du Mur. Pourtant, comme le remarque Catelyn dans l'extrait que j'ai cité, l'épée ne dégage pas de véritable chaleur, mais seulement l'apparence visuelle de la chaleur : l'air dépoli, ou trouble, qui semble indiquer l'illusion d'optique. Cette absence de chaleur sera également remarquée par mestre Aemon, au Mur. Le vieil Aemon est aveugle, et ne voit donc pas l'épée, mais comme il ne ressent pas la chaleur qui devrait se dégager de cette "épée magique", il la juge fausse et s'en confie à Sam. 

 

 La prophétie... le rêve de mon frère... Lady Melisandre a mal interprété les signes. Stannis... Stannis a un peu de sang du dragon dans les veines, oui. Ses frères en avaient aussi. Rhaella, la gamine de l'Oeuf, c'est par elle qu'il leur est venu... la mère de leur père... elle m'appelait Oncle Mestre quand elle était toute petite. (...) L'épée est fausse, il faut qu'elle [Melisandre] sache ça..., de la lumière sans chaleur... un prestige vide... l'épée est fausse, et la lumière fallacieuse ne peut nous mener que plus profondément dans les ténèbres, Sam. Daenerys est notre espoir. 

 (Sam IV, tome 4 A Feast for Crows) 

 

 Comment l'épée a-t-elle pu changer d'aspect en ayant d'abord l'air d'un bout de métal brûlé, avant de resplendir au point d'effrayer les chevaux ? 

  L'épée de Stannis se retrouve ornée d'un gros rubis. Or, dans le tome 5 A Dance with Dragons, nous apprenons que Melisandre se sert justement des rubis pour créer des illusions. Ainsi, elle donne à Mance Rayder - obligé de porter un bracelet de fer noir orné d'un rubis (comme un fer de prisonnier, aussi) - l'apparence du sauvageon Clinquefrac, et c'est le vrai Clinquefrac sous l'apparence de Mance Rayder qui est brûlé vif après la bataille du Mur. 

 

 La fausseté de l'épée comme "épée rouge des héros" est en outre suggérée dans la vision de Daenerys par le début de la phrase : "aussi ardente que le crépuscule". Or, l'épée Illumination - "lightbringer" - a au contraire pour principe de ramener l'aube, et non de ressembler au crépuscule. Dans la légende, la Bataille de l'Aube avait mis fin à la Longue Nuit, elle ne l'avait pas précédée. La première apparition de l'épée de Stannis dans toute sa splendeur, quelques heures avant le meurtre de son frère Renly par l'ombre de son propre frère - armée d'une épée d'ombre qui a les mêmes caractéristiques que celles des Autres - pourrait donc confirmer ce que dit le vieil Aemon : la fausse Illumination mène dans les ténèbres : en l'occurrence, c'est un régicide et un parricide que commet Stannis en tuant Renly (il n'est pas question de discuter ici de la légitimité ou non de Renly comme roi, mais du symbole que représente le meurtre de Renly, qui est considéré et traité comme un roi par deux des Sept Couronnes; le texte lui-même met bien en scène la mort d'un roi, mais j'y consacrerai un article spécifique). On peut aller plus loin en faisant l'hypothèse que c'est justement un régicide et un parricide qui a provoqué la "Longue Nuit", ou tout au moins a été un des actes à son origine. 

 

 Que Daenerys mette fin au mensonge de l'épée rouge de Stannis ne signifie pourtant pas qu'elle va tuer Stannis.  C'est possible, puisque la révélation que son épée est une fausse Illumination le disqualifie comme "élu" de R'hllor, comme "guerrier du feu", et que les hommes qui le suivent assimilent facilement cette élection à une désignation divine comme roi légitime. Possible donc, mais pas encore formalisé dans le texte. D'ailleurs, à la fin du tome 5 A Dance with Dragons, si l'on en croit la lettre envoyée depuis Winterfell par Ramsay Bolton à Jon Snow, "l'épée magique" serait justement tombée entre les mains de Ramsay. 

 Il y a actuellement un débat entre les fans pour savoir si tout le contenu de la lettre est vrai, si Ramsay ment et dans quelle proportion il le fait, ou même s'il en est l'auteur, mais je n'explorerai pas ici les différentes hypothèses, et je me contenterai de suivre ce que dit le texte, qui est suffisamment porteur de sens en soi : aux dernières nouvelles, donc, l'épée rouge a changé de mains, et pour peu que Ramsay ne mente pas à ce propos (et qu'il soit bien l'auteur de la lettre), cela signifie qu'une fausse Illumination est actuellement dans les mains d'un vrai bâtard faux Lord de Winterfell (qui signe "trueborn lord of Winterfell" - "lord de Winterfell légitime par le sang/la filiation"), qui a épousé quelques semaines plus tôt une fausse Arya Stark. Le personnage de Ramsay Snow légitimé Bolton est particulièrement intéressant : il peut se lire comme une version maudite et maléfique de Jon Snow et j'ai prévu de lui consacrer une étude en ce sens, mais ce qu'il faut retenir ici, c'est que via le parallélisme avec Jon Snow, Ramsay est lié d'une certaine manière à la dragonne Daenerys. Et pour finir, on retrouve Winterfell comme point d'ancrage pour un mensonge

 Après que la grande épée familiale Glace a quitté Winterfell avec lord Eddard Stark et a été brisée par les Lannister (Tywin se l'est appropriée pour en faire deux nouvelles épées Lannister), il me semble particulièrement intéressant qu'une nouvelle "épée magique" arrive à Winterfell par le biais d'un bâtard, et que cette épée soit justement une fausse Illumination. Il y a fort à parier qu'on retrouve là des échos de la véritable histoire originelle et oubliée des Stark de Winterfell. 

 

~~

 

 

  Le second mensonge auquel la "princesse promise" doit mettre fin est le "dragon de tissu". Après la fausse épée, voici donc le second signe distinctif d'Azor Ahai, le dragon. Notons au passage que Melisandre cherche à tout prix a "réveiller le dragon de la pierre" - en particulier en sacrifiant du "sang de roi" - pour prouver définitivement le statut d'élu de Stannis. Mais revenons à notre dragon-mensonge. 

 Nous avons quelques petites précisions à propos de ce "dragon de tissu" après l'épisode des Nonmourants, lorsque Daenerys discute avec Jorah de ce qu'elle a vu et entendu et qu'elle y cherche du sens : 

 

- "(...)Et ce dragon d'histrion dont vous avez parlé ? C'est quoi un dragon d'histrion, je vous prie ? 

- Un dragon de tissu monté sur des bâtons, expliqua-t-elle. Les histrions s'en servent au cours de représentations pour donner quelque chose à combattre aux héros."

(Daenerys V, tome 2 A Clash of Kings)

 

 Si une des nouvelles de Dunk et l'Oeuf (la première - le Chevalier Errant) permet au lecteur de voir ce genre de marionnettes, cela ne nous renseigne pas davantage sur l'identité de ce faux dragon. En tous les cas, au moment de l'épisode des Nonmourants, le lecteur n'a pas encore fait connaissance avec la marionnette en question.

 Mais procédons par ordre : dans la saga, un dragon désigne tout autant l'animal qu'un membre de la famille Targaryen. Nous savons déjà où trouver trois vrais dragons et une véritable Targaryen. Quelques efforts de déduction ont pu également nous faire deviner que Jon Snow est le fils bâtard de Rhaegar Targaryen, et par conséquent un dragon lui aussi - au moins une moitié de dragon. Cependant, au cours de ses aventures, il n'a jamais l'occasion d'être ovationné par une foule ni acclamé en héros, et même, à la fin du tome 5 A Dance with Dragons, il est poignardé par ses frères de la Garde de Nuit. Full success ! La gloire et l'amour universels viendront peut-être plus tard - sait-on jamais - mais il faudrait qu'il soit à ce moment-là reconnu comme un dragon, célébré comme tel et que ce soit un mensonge. Or, pour le moment, on dira qu'on en est loin. 

 

 En revanche, il y a bien un personnage qui peut correspondre à ce dragon de comédie. 

Dans le tome 5 A Dance with Dragons, nous faisons la connaissance du jeune Griff, un jeune homme qui a la physionomie d'un Targaryen - avec des cheveux d'argent doré et des yeux d'un bleu caractéristique - et prétend être Aegon, le fils de Rhaegar miraculeusement rescapé du massacre de sa famille, et donc l'héritier légitime en ligne directe du royaume des Sept Couronnes. Lorsqu'il raconte à Tyrion comment il en a réchappé - sauvé par Varys qui l'avait échangé contre le bébé d'un tanneur de Port-Real dont la mère était morte en couches - le nain lui répond : 

 

 "Voilà qui constitue en effet une splendide histoire, et les bardes broderont à loisir sur votre évasion, lorsque vous aurez gagné le Trône de Fer...(...)"

(Tyrion VI, tome 5 A Dance with Dragons)

 

 Tyrion met donc l'accent sur le fait que son histoire est digne d'une fiction, donc de la scène, mais que précisément, c'est ce qui pourrait lui gagner ce à quoi il prétend, avec la gloire en sus et l'amour du public... heu... du peuple. 

 S'il y a des doutes à propos de la véracité de cette histoire d'enfants échangés, il n'en reste pas moins que le jeune Griff est peut-être un vrai dragon, mais d'une autre branche de la famille, les Feunoyr, une branche bâtarde qui a été un temps en lutte contre la branche principale. Les Feunoyr sont les descendants de Daemon Feunoyr, bâtard du roi Aegon IV et de sa soeur Daena. C'était donc un Targaryen pur sucre, mais illégitime car né hors-mariage. Il avait adopté pour blason le dragon noir sur fond rouge, là où les Targaryen avaient le dragon rouge sur fond noir. 

 Le prétendu Aegon est le poulain d'Illyrio Mopatis et de Varys. Varys est un maître du déguisement, comme le lecteur peut s'en rendre compte dès le premier tome, et il raconte à Eddard ainsi qu'à Tyrion qu'il a passé une partie de son enfance parmi une troupe de comédiens. Son talent pour manipuler les gens est signalé plus d'une fois, ce qui le place comme un parfait marionnettiste. 

 Cependant, si cet Aegon n'est pas le fils de Rhaegar mais un descendant de Daemon Feunoyr, "rouge ou noir un dragon reste un dragon", comme le dit à un moment Illyrio Mopatis à Tyrion. En d'autres termes, le jeune Griff/Aegon serait bien toujours un vrai dragon. Le mensonge ne se situerait donc pas dans le fait d'être ou non un dragon - un Targaryen - mais dans le fait d'être le dragon spécifique de la prophétie, "l'élu divin", le "prince promis" et tant attendu pour sauver le royaume.

 

-" (...) Quand les hommes crèvent de faim et de peur, ils se cherchent un sauveur.

- Qu'ils cherchent, mais s'ils ne trouvent que Stannis...

- Pas Stannis. Ni Myrcella." Le sourire jauni [d'Illyrio] s'élargit. "Un autre sauveur. Plus robuste que Tommen, plus doux que Stannis, avec des droits plus directs que votre Myrcella. Un sauveur venu d'au-delà de la mer, panser les blessures de Westeros. 

- Belles paroles." Elles n'impressionnaient pas Tyrion. "Les mots sont du vent. Qui est votre foutu sauveur ? 

- Un dragon." Le marchand de fromages vit l'expression de son visage à ces mots et il rit. "Un dragon à trois têtes."

(Tyrion I, tome 5 A Dance with Dragons)

 

 Avant de rendre leur oracle, les Nonmourants ont justement scandé "trois têtes a le dragon", et Daenerys s'est interrogée sur la signification de cette phrase par la suite, en déduisant qu'elle devait trouver deux autres chevaucheurs de dragon, en plus d'elle. 

 

 

Sauveur de Westeros, c'est encore ainsi que Varys décrit implicitement Aegon quand il célèbre l'éducation exemplaire qu'il a reçue en vue de son futur règne : 

 

Aegon est modelé pour régner depuis qu'il sait marcher. On l'a formé aux armes, ainsi qu'il convient à un futur chevalier, mais son éducation ne s'est pas arrêtée là. Il sait lire et écrire, il parle plusieurs langues, il a étudié l'histoire, le droit et la poésie. Une septa l'a instruit dans les mystères de la Foi depuis qu'il est en âge de les comprendre. Il a vécu avec des pêcheurs, travaillé de ses mains, traversé des fleuves à la nage, reprisé des filets et appris à laver ses propres vêtements, au besoin. Il sait pêcher, cuisiner, panser une blessure, il sait ce que c'est d'avoir faim, d'être traqué, d'avoir peur. On a appris à Tommen que la royauté était son droit. Aegon sait que la royauté est son devoir, qu'un roi doit faire passer son peuple d'abord, et vivre et régner pour lui.

 (Epilogue, tome 5 A Dance with Dragons)

 

 Le couplet sur le roi-héros modèle est d'autant plus cynique qu'on sait à ce stade que Varys a activement participé à la guerre civile qui déchire Westeros et fait cruellement souffrir sa population, dans l'unique but de préparer le terrain à son poulain. Le panégyrique est immédiatement suivi par l'achèvement de Kevan Lannister par les "petits oiseaux" de Varys. Comme l'a dit Varys à Kevan un peu plus tôt, avec une cruauté consommée : 

 

 Vous ne méritez pas de mourir seul par une nuit si sombre et si froide. Il y en a beaucoup comme vous, de braves hommes au service de mauvaises causes... mais vous menaciez de défaire le bel ouvrage de la reine [=Cersei, qui avait porté la cour à un climat de tension extrême], de réconcilier Hautjardin et Castral Roc, de lier la Foi à votre petit roi, d'unir les Sept couronnes sous l'égide de Tommen."

(Epilogue, tome 5 A Dance with Dragons)

 

 Contrairement à ce qu'il peut avoir assuré par ailleurs, Varys n'a jamais travaillé au bien des Sept couronnes ou de ses habitants, mais il s'est employé à faire chuter les Targaryen, et plus tard à préparer le terrain pour que son Aegon en soit un jour le roi - et un roi adulé car considéré comme un sauveur, et non comme un étranger usurpateur et envahisseur. Le lecteur ignore le degré de complicité du jeune Aegon dans l'histoire, mais il est probable que pour le moment il croie sincèrement être le fils de Rhaegar Targaryen et que le royaume de Westeros a besoin de lui. Son tuteur Jon Connington - une ancienne Main d'Aerys qui vouait une adoration sans bornes à Rhaegar - y croit. 

 D'autre part, même si Varys ignore les prophéties du "prince promis" (ou bien les prend pour des élucubrations de mages, car il serait étonnant qu'avec toutes ses connaissances, son passé à la cour du roi Aerys et ses liens avec Essos, il ignore totalement leur existence), rattacher Aegon à Rhaegar, c'est en faire le "prince promis" et le "dernier dragon". Il peut s'en servir pour construire tout un discours autour de ce nouveau "prince promis" ramenant la paix et le bien, voire l'été, à son peuple, mais il n'en reste pas moins que la dernière dragonne Daenerys doit mettre fin à ce mensonge. Comment ? Là encore, le suspense est entier. A la fin du 5e tome A Dance with Dragons, nous savons que le prétendu Aegon s'est emparé d'Accalmie et a été rallié par un certain nombre de seigneurs des Terres de l'Orage; les deux chapitres du tome 6 The Winds of Winter consacrés à Arianne Martell, princesse héritière de Dorne, publiés en "preview" sur le site officiel de GRRMartin , laissent supposer que Dorne se ralliera aussi; beaucoup de signes laissent présager que la prise de pouvoir par Aegon aura bien lieu, mais ce qui demeure inconnu, ce sont les suites, car l'hiver arrive sur Westeros, et dans l'épilogue du tome 5 A Dance with Dragons, la neige tombe sur Port-Real. 

 Laissons la parole à Illyrio Mopatis pour conclure sur le prétendu Aegon et son possible destin : 

 

"A Pentos, nous avons un prince, mon ami. Il préside aux bals et aux banquets et parade dans la cité dans un palanquin d'ivoire et d'or. Trois hérauts le précèdent avec la balance d'or du commerce, l'épée de fer de la guerre et le fléau d'argent de la justice. Le premier jour de chaque année nouvelle, il doit déflorer la vierge des champs et la vierge des mers." Illyrio se pencha en avant, coudes sur la table. "Et pourtant, il suffit que périclite une récolte ou que soit perdue une guerre pour que nous lui tranchions la gorge dans l'espoir d'apaiser les dieux. Alors nous choisissons un nouveau prince parmi les quarante familles."

 (Tyrion I, tome 5 A Dance with Dragons)

 

Non, notre "faux dragon promis" ne mettra pas fin à l'hiver sur Westeros. 

 

~~

 

 Le dernier mensonge du triplet est le plus difficile à interpréter, car il est tout à fait probable que notre dragonne ne le révèle qu'à la toute fin de la saga. En effet, après les deux signes distinctifs qui permettent de reconnaître le véritable Azor Ahai re-né, on s'attaque logiquement à sa fonction ultime : mettre fin aux ténèbres, en d'autres termes à la Longue Nuit.  

 Nous avons vu d'autre part que chaque vision a une interprétation littérale. Il faut donc en conclure qu'"on" verra bien une tour fumante et que de cette tour fumante s'échappera quelque chose qui ressemblera à une bête de pierre, avec des ailes. Quant aux flammes d'ombre qu'elle exhalerait... ma foi... c'est encore possible aussi, bien que difficile à se représenter. Les visions dans la saga sont la plupart du temps une sorte de concentré d'un événement qui est le point d'aboutissement d'une ou plusieurs histoires. Cette troisième vision a donc toutes les chances de représenter de manière concentrée les origines de la Longue Nuit.

 

 La "bête de pierre" n'est pas sans rappeler les "dragons qui naissent de la pierre", d'autant plus que cette bête souffle des flammes, certes d'ombre, mais flammes tout de même. Cependant, Daenerys devrait logiquement reconnaître d'emblée un dragon, vu qu'elle a déjà été capable de reconnaître son frère Viserys dans une précédente vision, or elle ne le fait pas ici. Il nous faut donc abandonner l'idée du dragon.

 En revanche, la "bête" ("beast" en anglais) est le terme employé le plus fréquemment dans la saga pour désigner les loups géants des enfants Stark. Il est parfois utilisé pour décrire des hommes monstrueux et effrayants par leurs actes - des "bêtes dans une peau d'homme" : c'est le cas par exemple pour l'horrible Ramsay Snow dont le sport favori est de donner la chasse à des femmes avant de les violer et de les faire manger à ses chiennes.

 Il se trouve par ailleurs que les enfants Stark voient justement "révélée" leur nature de "change-peaux" (donc "d'hommes dans des peaux de bêtes", ou inversement) par leur liens avec leurs loups. A la fin du 5e tome, seuls deux de ces enfants - Bran et Arya - sont conscients de cette aptitude à glisser son  esprit dans la peau d'un autre être vivant et éventuellement d'en prendre le contrôle. Nous ignorons ce qu'il en est pour Rickon, qui est encore un très jeune enfant et n'a pas de chapitre en propre; Sansa a perdu sa louve, mais elle manifeste une sensibilité qui ne manque parfois pas d'ambiguïté dans ses rapports avec certaines personnes comme Sandor Clegane - le Limier - ou certains animaux comme le vieux chien du manoir Baelish. Elle fait même à l'occasion des rêves qui pourraient s'apparenter à des "rêves de loup" (en l'occurrence des "rêves de chien" !). Jon Snow, quant à lui, refuse ce pouvoir bien que les Sauvageons et ses frères de la Garde de Nuit le lui attribuent avec raison. Et Robb Stark est resté lui aussi à un stade inconscient, bien qu'on ait eu la preuve de ce pouvoir à l'occasion de ses campagnes militaires, lorsqu'il est parvenu à faire passer son armée sur les terres des Lannister sans être repérés, après avoir emprunté dans les montagnes un sentier de chèvres normalement inconnu. 

 

  En outre, nos petites bestioles Stark se voient affublés d'ailes à l'occasion : 

 

Avec ses yeux couleur de mousse, Jojen vous donnait par moments l'impression de voir autre chose que vous. C'était à présent le cas. "J'ai rêvé d'un loup ailé que rivaient à la terre des chaînes de pierre grise, dit-il. Et comme il s'agissait d'un rêve vert, je ne pouvais douter de sa véracité. Une corneille essayait de picorer au travers des chaînes, mais leur pierre était trop dure, et elle s'y ébréchait vainement le bec."

(...)

"Le loup ailé, c'est vous, Bran, reprit Jojen. Je n'en étais pas sûr, à notre arrivée, maintenant si. La corneille nous a envoyés pour rompre vos chaînes."

(Bran IV, tome 2 A Clash of Kings)

 

 Bran, au début de la saga, a fait une chute mortelle à Winterfell, alors qu'il cherchait comme à son habitude à retrouver des corneilles nichées au sommet d'une vieille tour brisée du château pour leur donner du grain à manger.

 

 Il aimait la saveur, froide et sucrée comme pêche d'hiver, de l'air en plein ciel. Il aimait les oiseaux : les corneilles de la tour en ruine, les minuscules passereaux nichés dans les crevasses des parois, l'antique chouette qui couchait dans le grenier poudreux de l'arsenal. Il les connaissait tous. 

 (Bran II, tome 1 A Game of Thrones)

 

Lors de son apprentissage de vervoyant auprès de Freuxsanglant, Bran commencera par se glisser dans les plumes des corbeaux de la caverne, avant de se connecter aux racines de barrals.

 Mais Bran n'est pas le seul Stark à gagner ses ailes, car voici ce qui se raconte de Sansa après la mort de Joffrey et sa disparition :

 

 "La fille à Winterfell. À c'qu'y paraît qu'elle a tué le roi en y jetant un sort et puis elle s'est changée en loup, après, avec des grandes ailes en cuir, comme une pipistrelle, et qu'après elle s'est envolée comme ça, dans l'air, par la fenêtre de sa tour."

 (Arya XIII, tome 3 A Storm of Swords)

 

 Le fait de "s'envoler par la fenêtre" apparaissait déjà avec Bran dès le premier tome, lorsque celui-ci se rappelle d'une fois où son père l'avait fait enfermer dans sa chambre pour qu'il n'escalade plus les murs de Winterfell, mais qu'au matin, on l'avait retrouvé enfui par la fenêtre.

 

 L'envol de la louve Sansa avec ses ailes est intéressant parce que la jeune fille est effectivement enlevée par Littlefinger - dont le blason est un oiseau moqueur - et que celui-ci l'emmène dans le Val, aux Eyrie, littéralement le "nid d'aigle" (c'est le sens du mot "eyrie" en anglais), siège de la Maison Arryn dont le blason est un faucon.

 Il faut noter cependant ici que les ailes de Sansa ne sont pas de plumes mais de cuir, ce qui la rattache directement à sa grand-mère maternelle (la mère de Catelyn Stark-Tully), qui était une Whent d'Harrenhal, dont le blason était une chauve-souris.

 Harrenhal fut brûlée trois siècles plus tôt par Aegon le conquérant monté sur son dragon Balerion, la Terreur noire, et l'ancienne forteresse royale en garde toujours les marques, comme Arya peut le constater lors de son séjour de plusieurs mois là-bas. Harrenhal paraît donc une condidate possible pour la "tour fumante" dont s'envolerait une "bête  ailée colossale", d'autant plus qu'aux dernières nouvelles, le nouveau suzerain des lieux est justement lord Petyr Baelish, aka Littlefinger, l'Oiseau moqueur. Il n'est pas inutile de rappeler par ailleurs que le blason originel de Petyr Baelish est le colosse de Braavos, cité d'où venait le grand-père de Petyr. Ce colosse est fait de pierre sur ses bases (les pieds qui enjambent deux promontoires), puis de bronze sur le reste; il marque l'entrée depuis la mer de la lagune de Braavos, et les bateaux qui s'y rendent doivent passer sous lui. C'est un véritable géant au sens propre. Pour finir, des contes en font un monstre qui se nourrit de petites filles, ainsi que le rapporte Arya dans son premier chapitre du tome 4 A Feast for Crows, alors qu'elle arrive à Braavos et se souvient des histoires que racontait Vieille Nan à Winterfell. 

 Ajoutons à cela que Littlefinger est un menteur consommé, comme il le prouve dès le premier tome en attribuant faussement à Tyrion Lannister la dague qui a servi à la tentative de meurtre de Bran. Et ça tombe bien, la "dragonne promise" est censée mettre fin aux mensonges. 

 Enfin, puisque nous sommes engagés avec Littlefinger, autant explorer jusqu'au bout le dernier mensonge et voir si les "flammes d'ombre" peuvent aussi correspondre. De flammes véritables, on n'en voit pas. En revanche, lorsqu'il était jeune écuyer chez les Tully et partageait les jeux des jeunes Catelyn et Lysa, il aimait endosser le rôle du "Prince des Libellules", un prince Targaryen surnommé ainsi dans des chansons. Libellule en anglais se dit "dragonfly" ("vol de dragon"). Il jouait donc au petit dragon. D'autre part, Littlefinger se vante de prospérer sur le chaos, et un rêve de Catelyn le montre étonnamment familier du brouillard, le domaine spécifique des "ombres", notamment les Autres : les Autres sont en effet qualifiés d'ombres lorsqu'ils prennent une forme humanoïde, et lorsque ce n'est pas le cas, ils sont de la brume, du brouillard, du "froid blanc". Mortels dans tous les cas. 

 

 "La nuit dernière, j'ai rêvé de la fois où Lysa et moi nous nous égarâmes en revenant de Salvemer. Vous rappelez-vous de ce brouillard bizarre qui se leva, nous faisant toutes deux distancer par nos compagnons ? Tout était gris, et je n'y voyais goutte au-delà du chanfrein de mon cheval. Nous quittâmes la route à notre insu. Les branches avaient l'air de longs bras maigres tendus sur notre passage pour nous agripper. Lysa se mit à pleurer, et j'avais beau appeler, moi, le brouillard s'amusait à gober mes appels. Mais Petyr revint en arrière et nous retrouva..."

 (Catelyn VII, tome 2 A CLash of Kings)

 

 Catelyn voit ici Petyr comme un sauveur, autrement dit comme un Azor Ahai - un "prince promis" - qui les ramènerait au jour et à la vie, mais elle pourrait se tromper et Littlefinger pourrait aussi bien être à l'origine du brouillard pour se donner le beau rôle ensuite, de la même manière que Varys enfume et brouille les cartes politiques de Westeros pour offrir le beau rôle au prétendu Aegon. Le rêve de Catelyn aurait alors une interprétation toute symbolique. De là à considérer les "flammes d'ombre" comme une métaphore des mensonges mortels dont Littlefinger enveloppe ceux qu'il désire tenir en son pouvoir, il n'y a qu'un tout petit pas. 

 

 Cependant, nous ne devons pas perdre de vue que la menace principale n'est pas Littlefinger, mais celle des Autres et de la Longue Nuit, qui ouvre la saga avec le prologue du premier tome A Game of Thrones. Littlefinger a sa pertinence comme variation sur ce thème-là, mais à mon avis pas comme le thème principal lui-même. En regardant d'un peu plus près, on peut également faire l'hypothèse que le menteur Littlefinger a déjà sa dragonne-adversaire dans la personne de Sansa : en effet, les ailes de cuir dont elle se retrouve affublée peuvent être vues comme des mini ailes de dragon. En d'autres termes, ce n'est pas Daenerys qui mettra fin aux mensonges de Littlefinger, mais c'est Sansa qui pourrait être le Azor Ahai "tueur" de Littlefinger. Sansa, sa mère Catelyn et sa tante Lysa, les deux femmes - filles d'une Whent d'Harrenhal - abusées et tuées par leur ami d'enfance et frère de coeur. 

 

 Bon.

 Nous avons mis de côté l'hypothèse Littlefinger tout en soulignant des similitudes troublantes, mais Littlefinger n'a pas l'exclusivité de ces similitudes et échos thématiques : à Villevieille, par exemple, le vieux lord Hightower est enfermé avec sa fille - la "vierge folle", réputée sorcière - en haut de la grande tour qui sert de phare au port. Villevieille est menacée par les Fer-Nés et il est tentant de voir dans la haute tour la "tour fumante" de la vision. A Villevieille, on trouve également le centre de formation des mestres, dépeints comme des rats gris et dont lady Barbrey Dustin répète à l'envi qu'ils sont menteurs et manipulateurs. Beaucoup de fans font d'ailleurs l'hypothèse que le monstre de pierre pourrait représenter un Euron Greyjoy - nouveau roi des Fer-nés - qui aurait contracté la maladie "grisécaille" (maladie qui transforme progressivement les hommes en pierre), et qui se serait emparé de Villevieille, aux portes de laquelle il se trouve à la fin du tome 4 A Feast for Crows. Euron Greyjoy est en outre surnommé Oeil de Choucas - "crow-eyed" en anglais - ce qui le rattache directement aux corneilles et en particulier à la Corneille à Trois Yeux, un vervoyant que recherche Bran Stark. Euron, comme Bran, est depuis son enfance obsédé par le fait de pouvoir voler, et Moqorro, un prêtre de R'hllor entré au service de Victarion Greyjoy (frère d'Euron), voit ce même Euron sous l'apparence d'un kraken aux innombrables tentacules navigant sur une mer de sang. Comme monstre, on peut difficilement faire mieux. 

 Mieux encore, il semble être capable de commander à la mer, et surtout d'y lever de la brume pour se cacher, et des vents tempétueux pour avancer plus vite. 

 Si on ne veut pas aller jusqu'à la grisécaille - puisque rien dans le texte ne laisse pour le moment supposer qu'Euron l'a contractée - on peut aller regarder du côté des Îles de Fer dont il est originaire et de ses liens évidents avec la magie des vervoyants, donc des barrals : les barrals, lorsqu'ils meurent, se changent progressivement en pierre. C'est précisément ce qui est arrivé aux troncs de barrals appelés "Os de Nagga", sur les Îles de Fer : ce sont d'anciens arbres qui ont été coupés, et dont les restes ont pris l'aspect de piliers de pierre blancs. 

 Euron est un menteur, un manipulateur et un meurtrier de son frère Balon, roi des Îles de Fer, un "kingslayer" et "kinslayer", donc. 

 Cependant, comme pour Littlefinger, s'il constitue une très intéressante variation sur la même thématique, je ne crois pas qu'il soit le thème central. Mais nous reviendrons à lui à l'occasion de l'analyse du troisième triplet. 

 

 Cette histoire de barrals qui se changent progressivement en pierre et de Corneille à Trois Yeux me permet toutefois de revenir à Bran - le loup ailé - que j'avais laissé de côté, et à sa prison Winterfell. La pierre, il y en a à foison à Winterfell, et c'est même l'élément qui caractérise la forteresse. On me dira, tous les châteaux de Westeros ou presque sont en pierre. Certes, mais chacun des châteaux de Westeros est caractérisé par un élément particulier qui marque son identité : Vivesaigues - le siège des Tully - est ainsi entouré par les eaux; les Eyrié sont comme des dagues blanches prêtes à percer le ciel (on trouve la métaphore dans le chapitre de Catelyn du tome 1 A Game of Thrones, lorsque Catelyn en fait l'ascension); Castral Roc est taillé à l'intérieur d'une montagne pleine d'or, c'est une mine d'or en soi; Accalmie est un poing massif à l'épreuve des tempêtes; Harrenhal est comme une main géante brûlée; le Donjon Rouge est... rouge. La liste n'est pas exhaustive, mais on peut ajouter que tous d'une manière ou d'une autre renvoient à un moment donné à Winterfell, comme s'ils en révélaient chacun un aspect soigneusement caché sous la pierre grise. 

 

Sous ses yeux, Winterfell se déployait dans toutes les directions, tel un labyrinthe colossal de moellons gris, de murs, de tours, de cours, de tunnels, de salles tantôt si hautes et tantôt si basses, dans les parties les plus anciennes, que leur décalage interdisait de se prononcer sur leur étage exact. En fait, se dit-il, rien de plus vrai que le mot de mestre Luwin, l'autre jour : "Au cours des siècles, le château s'est développé comme un monstrueux arbre de pierre aux branches épaisses, noueuses, tordues, aux racines profondément plantées dans le sol."

(Bran II, tome 1 A Game of Thrones)

 

 Nous avons donc ici la vision de Winterfell comme un énorme monstre de pierre. Winterfell étant lié à son arbre-coeur, le barral du bois sacré au pied duquel a été commis un sacrifice sanglant - dont Bran est témoin dans le tome 5 A Dance with Dragons, lorsqu'il exerce ses dons de vervoyants en laissant son esprit entrer dans les racines de barral - le monstre de pierre qui se trouve des ailes pour s'envoler pourrait donc bien être Bran, le loup ailé prisonnier de son infirmité et du Winterfell des Stark. Voire de la lignée Stark tout court. 

 En effet, comme vervoyant, Bran se retrouve partie prenante d'une mémoire collective et en un certain sens, il est tout autant le petit Bran Stark fils de Catelyn Tully et Eddard Stark, que d'autres Brandon Stark, et en particulier un Brandon Stark créateur de "monstres", comme semble le révéler cette scène où l'on retrouve une porte qui s'ouvre sur une vérité... monstrueuse : 

 

"Il [Mains-froides] est mort." Bran sentait la bile au fond de sa gorge. "Meera, c'est une créature morte. Les monstres ne peuvent pas passer tant que le Mur se dressera solide et que les hommes de la Garde de Nuit seront loyaux, c'est ce que me disait ma vieille nourrice. Il est venu à notre rencontre au Mur, mais il ne pouvait pas le franchir. Il a envoyé Sam à sa place, avc sa sauvageonne."

 La main gantée de Meera se resserra sur la hampe de sa foëne. "Qui t'a envoyé ? Qui est cette corneille à trois yeux ? 

- Un ami. Rêveur, sorcier, appelez-le comme vous voudrez. Le dernier vervoyant." La porte en bois de la maison commune s'ouvrit avec fracas. Au dehors, le vent de la nuit hurlait, lugubre et noir. Les arbres étaient chargés de corbeaux qui criaillaient. Mains-froides ne bougea pas. 

"Un monstre", déclara Bran. 

Le patrouilleur regarda Bran comme si le reste n'existait pas. "Ton monstre à toi, Brandon Stark.

- A toi", reprit le corbeau en écho, de son épaule. 

(Bran I, tome 5 A Dance with Dragons)

 

 La disposition de la phrase "ton monstre à toi, Brandon Stark" rend cependant le sens ambivalent : le monstre dont il est question peut aussi bien être le vervoyant auquel Mains-froides conduit Bran et ses amis, que Mains-froides lui-même, mort sans repos et donc un monstre, créature de Brandon Stark. Nous n'allons pas choisir entre les deux possibilités, et puisque le texte ne permet pas pour l'heure de trancher, on admettra les deux interprétations comme vraies. 

 Cette histoire de morts qui se relèvent et ne sont pas vraiment morts nous ramène directement aux Autres : en effet, lorsque ceux-ci prennent possession des morts et les relèvent, cela se voit au froid polaire qu'ils dégagent et à leurs yeux d'un bleu glacé. Mais comme des patrouilleurs de la Garde ou Meera Reed le rappellent, le froid brûle autant que le feu. Les Autres étant décrits comme des "ombres", ils pourraient représenter les "flammes d'ombres" exhalées par le "monstre de pierre". Dans le prologue du premier tome A Game of Thrones, les Autres semblent sortir directement des arbres : 

 

 Il faisait effectivement un froid de loup. Tout grelottant, Will étreignait pus étroitement son perchoir et, plaquant sa joue contre l'écorce, en savourait le doux contact gluant quand, émergeant de la lisière ténébreuse, parut une ombre, juste en face de Royce. Une ombre de très haute taille, aussi funèbre et hâve qu'un vieux squelette dont la chair exsangue avait une pâleur laiteuse. A chacun de ses gestes, son armure semblait changer de couleur : tantôt d'un blanc de neige fraîche, tantôt d'un noir d'encre, et pourtant toujours mouchetée du même vert-de-gris sombre de la forêt.

(Prologue, tome 1 A Game of Thrones)

 

 C'est également une des rares occurrences où le petit Bran est appelé par son nom complet, ce qui donne à cet instant une dimension très solennelle (Bran est appelé Brandon Stark dans des occasions très solennelles, par exemple lorsqu'il tient Winterfell au nom de son frère, autrement dit lorsqu'il occupe une fonction de lord) laisse supposer ici que Mains-froides ne s'adresse pas uniquement à Bran, mais à la lignée, au sang de vervoyant de "Brandon" qu'il représente, et dont il est l'ultime héritier car vervoyant lui-même, en miroir de Daenerys ultime héritière du "sang de dragon". Il est particulièrement tentant de voir dans ce Brandon Stark le légendaire Brandon le Bâtisseur, auquel on attribue la construction du Mur, celle de Winterfell et même celle d'Accalmie. D'ailleurs, la légende de la construction d'Accalmie telle qu'elle nous est rapportée par Catelyn dans le tome 2 A Clash of Kings évoque Brandon le Bâtisseur comme un jeune garçon. Le rapprochement avec notre jeune Bran est encore possible lorsque dans le premier tome A Game of Thrones, Vieille Nan, la vieille nourrice conteuse d'histoires des Stark, déclare à Bran que ses histoires préférées étaient celles de Brandon le Bâtisseur. 

 

 "Je pourrais te conter l'histoire de Brandon le Bâtisseur, insistait Vieille Nan. C'était toujours ta préférée."

Des milliers d'années plus tôt, ce Brandon-là avait édifié Winterfell et, à en croire d'aucuns, le Mur. Son histoire, Bran la savait par coeur, mais sans jamais lui avoir accordé la moindre prédilection. Peut-être avait-elle enchanté quelque autre Brandon ? Peut-être le Brandon auquel Nounou, voilà des siècles, avait donné le sein ? La vieille radotait. Le confondait lui, Bran, avec le nouveau-né de jadis^, parfois avec l'oncle assassiné, bien avant sa propre naissance, par le roi dément. "Tu comprends, disait Mère, elle vit depuis si longtemps que, dans sa tête, tous les Brandon Stark sont

devenus un seul et même homme..."

  (Bran IV, tome 1 A Game of Thrones)

 

Enfin, nous savons par Melisandre qu'Accalmie et encore davantage le Mur concentrent une magie puissante qui tout à la fois peut empêcher les ombres qu'elle crée de passer mais peut également les faire plus puissantes encore. La probable présence d'un vervoyant encore en partie actif - bien que très ancien - pourrait expliquer cette différence en faveur du Mur : en effet, à Fort Nox, l'ancien siège principal de la Garde Nuit, on trouve un gigantesque barral à l'intérieur même du Mur, dont les branches ont poussé à l'extérieur, dans certains bâtiments. Le visage de ce barral est la "Porte Noire", à laquelle on accède par un puits, et dont la bouche s'ouvre en grand pour laisser passer les Frères Noirs qui récitent le serment de la Garde ou ceux qui sont autorisés à passer par la Garde, comme Bran et ses amis le sont par Sam, dans le tome 3 A Storm of Swords

 

 Ainsi, avec Winterfell, son barral et le vervoyant Bran, nous avons le monstre de pierre ailé, les flammes d'ombre, et nous avons même la tour fumante si on se souvient qu'une des tours de Winterfell - la "tour brisée", celle où nichent les corneilles au début de la saga - a été frappée par la foudre, et qu'en outre, Winterfell a bien été incendié à la fin du tome 2 A Clash of Kings. Cet incendie, couplé à la destruction d'Harrenhal par le dragon Balerion lors de la conquête d'Aegon Targaryen, pourrait alors préfigurer une destruction par Daenerys et son dragon Drogon. 

 Cependant, l'incendie de Winterfell du tome 2 a épargné le bois sacré avec son barral, et plus tard, lorsque les Bolton et les autres Nordiens investissent la forteresse pour y célébrer le mariage de la fausse Arya avec Ramsay Bolton, elle peut être réhabilitée et habitée relativement aisément. En d'autres termes, les dégâts ne sont pas irréparables. Sans doute parce que Winterfell n'est que l'extension de son coeur qui serait le barral lui-même. Arbre-coeur, coeur de l'hiver ("winter" en anglais signifie "hiver"), ajoutons un dernier détail : Winterfell est construit sur des sources chaudes, et son bois sacré est semé de bassins naturels remplis d'eau chaude... sauf aux pieds du barral, où l'eau est noire et glacée. 

 Un petit coup de feu-dragon sur le barral de Winterfell pourrait bien révéler et faire partir en fumée quelques sombres mensonges attachés aux Stark. 

 La visite aux Nonmourants qui s'achève par Drogon brûlant le coeur bleu les nourrissant renforce la piste qui mène aux vervoyants; d'autant que nous avons vu dans le premier article les similitudes entre les Nonmourants et les vervoyants.  

 

 L'analyse de la troisième vision "mortelle aux mensonges" nous a donc conduits au probable coeur de l'hiver. La vision ne dit cependant pas précisément en quoi consistent le ou les mensonges, mais grâce aux analyses précédentes, nous pouvons formuler au moins une hypothèse : les deux autres visions concernaient chacune une des caractéristiques d'Azor Ahai - son épée et le fait de faire renaître les dragons de la pierre (de libérer le feu, et ramener l'été ?); le dernier mensonge consisterait donc à avoir prétendu préserver les "royaumes humains" de l'hiver éternel grâce à un grand Mur de glace, et grâce aux Stark de Winterfell. Peut-être aussi le mensonge réside-t-il dans les légendes sur la Longue Nuit et la Bataille de l'Aube qui dans le passé y aurait mis un terme : puisque les Autres et la Longue Nuit "reviennent" au temps de la saga, c'est au moins la preuve que la victoire, si victoire il y a eu, n'a pas été définitive, et que l'Aube nouvelle ne fut rien d'autre qu'une fausse aube. A l'image de l'aube funeste qui se lève sur Accalmie après le meurtre de Renly par l'ombre de son frère Stannis.

 

 

 

 

 

~ MÈRE DES DRAGONS, FIANCEE DU FEU ~   

 

 

 Son argenté trottait à présent dans les prés vers une source ombreuse où se reflétait un océan d'astres.

Campé à la proue d'un navire parut un cadavre aux yeux étincelants qui juraient dans sa face morte et dont les lèvres grises esquissaient un sourire navré. 

Une fleur bleue s'épanouit dans les lézardes d'un mur de glace, et l'atmosphère en fut embaumée...

Mère des dragons, fiancée du feu...

 

 

Et nous voici donc arrivé au troisième et dernier triplet de visions, la "fiancée du feu". Après un premier qui définissait le dragon selon une "filiation" et un héritage, un second qui décrivait ses caractéristiques en tant que héros de légende, le troisième triplet décrit a priori des "alliances", parce qu'apparemment, le "dragon" n'agit pas tout seul mais en couple. Cela renvoie au thème de la forge d'Illumination par Azor Ahai dont la dernière étape a nécessité le sang de son épouse bien-aimée.

 Nous allons donc analyser les trois visions et tâcher de deviner de quelles "alliances" il s'agit.

 

La première est encore plus aisée en anglais qu'avec la traduction française, puisque les mêmes mots vont se retrouver pour un moment très précis de l'histoire de Daenerys : il s'agit de sa nuit de noces avec Khal Drogo. La "source ombreuse" traduit en effet "darkling stream" - "rivière sombre"; or la nuit de ses noces, après le festin, au moment de la consommation, Khal Drogo et Daenerys s'éloignent ensemble à cheval, chacun sur le sien (Daenerys sur son Argenté) : 

 

 Au terme d'une chevauchée dont elle eût été fort en peine de préciser la distance comme la durée, à ce détail près qu'il était nuit close (="dark"), ils firent halte dans une prairie ("grass", même mot que pour les "prés" de la vision) que longeait un mince ruisseau (="stream"). 

 (Daenerys II, tome 1 A Game of Thrones)

 

 La mer d'étoiles est une métaphore qui apparaît plus tard, lorsque le khalasar de Khal Drogo est dans la mer Dothrak et qu'après une période de dépression et de désespoir, Daenerys a repris sa vie en main : au lieu de subir les embrassements de Khal Drogo (si la nuit de noces n'a pas été un viol - au contraire - les nuits suivantes l'étaient bien, elles), elle l'emmène en pleine nuit "sous une mer d'étoiles" et le chevauche à son tour au lieu d'être chevauchée. 

 L'Argenté est le cheval que Khal Drogo a offert à Daenerys en guise de présent de noces. 

Sans ambiguïté, la première vision de ce triplet parle donc de l'alliance avec Khal Drogo, mais plus précisément du fait qu'avec lui, Daenerys est passée du stade d'enfant à celui de femme adulte... et mère de dragons.  

 

 "Daenerys était à moitié une enfant lorsqu'elle est venue me trouver, et pourtant plus belle encore que ma deuxième épouse, tellement charmante que j'ai été tenté de me l'approprier. Mais une créature si craintive, si furtive que j'ai su que je ne tirerais aucune joie à m'accoupler avec elle. (...) A parler franc, je n'imaginais pas que Daenerys survivrait longtemps parmi les seigneurs des chevaux."

(...) "L'enfant craintive qui s'est réfugiée dans ma demeure est morte sur la mer Dothrak, pour renaître dans le sang et le feu. Cette reine dragon qui porte son nom est une Targaryen authentique."

 (Tyrion II, tome 5 A Dance with Dragons)

 

 Pour finir, Daenerys appelle Khal Drogo son "soleil et ses étoiles". Son dragon Drogon - nommé en l'honneur de Drogo - étant du feu fait chair, l'expression "fiancée du feu" est ici amplement justifiée. 

 

~~

 

 

 La seconde vision est plus difficile, mais le texte anglais, par sa brièveté et le choix précis des mots, va là encore nous aider à ne pas nous égarer de trop. 

 Comme pour toutes les visions précédentes, nous avons vu que l'interprétation littérale se justifiait : on prendra donc au pied de la lettre le "cadavre campé à la proue d'un navire". La première interprétation à venir à l'esprit est de voir dans le cadavre Jon Connington : en effet, celui-ci, après avoir sorti Tyrion des eaux du fleuve Rhoyne, a contracté la grisécaille, la maladie qui transforme progressivement les hommes en pierre, sans espoir de remède. Jon Connington est donc condamné à terme. Il a descendu tout le fleuve Rhoyne pour accompagner le prétendu Aegon jusqu'à la cité de Volantis. Là, ils ont rejoint la Compagnie Dorée, la compagnie de mercenaire la plus réputée et qui a été fondée par un des plus fervents soutiens de Daemon Feunoyr, et las d'attendre Daenerys toujours empêtrée dans la Baie des Serfs, ils ont pris la mer pour débarquer à Westeros. 

 Ainsi, le sourire gris pourrait symboliser la grisécaille et le destin tragique qui attend Jon Connington à mayenne échéance. Sa place à la proue d'un navire symbolise également sa place comme chef des opérations de conquête de Westeros. 

 

 Cependant, on a vu que le prétendu Aegon - lié par des liens quasi paternels à Jon Connington - est déjà présent dans une vision précédente. D'autre part, si une alliance avec Daenerys était bien prévue et à un moment donné et voulue par Illyrio, avec un mariage à la clé, les plans ont changé, et Aegon a décidé de conquérir Westeros sans la princesse ni ses dragons, mais en profitant d'une situation politique très favorable pour lui à Westeros, comme il le plaide face aux officiers de la Compagnie dorée. 

 

- Si ma tante veut Meereen, qu'elle l'ait. Pour ma part, je revendiquerai le Trône de Fer avec vos épées et votre allégeance. Faisons mouvement avec rapidité, frappons fort, et nous pourrons remporter quelques victoires faciles avant que les Lannister aient seulement compris que nous avons débarqué. Cela en ralliera d'autres à notre cause.

(Le Lord perdu, tome 5 A Dance with Dragons)

 

 La Compagnie Dorée s'enthousiasme immédiatement pour le projet et tout le monde plie bagages pour Westeros dans la foulée.

 Redite, alliance manquée, ce que l'on sait déjà nous oblige à chercher ailleurs la seconde "alliance" ou "association". 

 

 Nous avons une grande chance, car le chapitre consacré à Aeron Greyjoy du tome 6 The Winds of Winter, donné en lecture anticipée par GRRMartin lors d'une convention, s'achève précisément sur Aeron Greyjoy attaché à la proue du navire de son frère Euron Greyjoy afin d'être offert en sacrifice à la mer. 

 Les lèvres grises sont la couleur des morts, mais il y a également un jeu de mots en anglais avec le nom "Greyjoy", "grey" signifiant gris. D'autre part, le personnage de Theon Greyjoy - neveu d'Euron et Aeron - est caractérisé au début de la saga par son sourire toujours moqueur ou méprisant et par son goût des blagues. Lorsqu'il acquiert un cheval aux Îles de Fer, il l'appelle "Smiler" ("blagueur" dans la traduction française, mais "sourieur" au sens premier), "grey lips smiling sadly" étant le texte original pour "ses lèvres grises esquissaient un sourire navré". Le jeu de mot sur "Greyjoy" - "joie grise" - est alors complet et la périphrase servirait à désigner un personnage de cette famille. 

 

 Euron a justement envoyé son frère Victarion à Meereen afin qu'il s'allie à Daenerys Targaryen et la ramène : Euron compte l'épouser et fonder avec elle une nouvelle dynastie régnant sur Westeros - selon ses dires. 

 

 "Tu as déjà des fils, répliqua [Victarion]

- Des bâtards métis de bas étage, nés de putains et de pleurnicheuses.

- Ils sont issus de ton propre corps.

- Le contenu de mon pot de chambre l'est tout autant. Aucun d'eux n'est propre à occuper le Trône de Grès, moins encore le Trône de Fer. Non, pour faire un héritier qui soit digne de lui, ce qu'il me faut, c'est une femme toute différente. Lorsque le kraken épousera le dragon, frère, le monde entier aura tout intérêt à faire gaffe.

- Quel dragon ? questionna Victarion en fronçant les sourcils.

- La dernière de sa lignée. On dit qu'elle est la plus belle femme de l'univers. Elle a des cheveux d'argent doré et ses yeux sont des améthystes... Mais rien ne t'oblige à m'en croire sur parole, frère. Pars pour la Baie des Serfs, contemple cette beauté et ramène-la moi." 

 (Le Ravisseur, tome 4 A Feast for Crows)

 

 Ce qui intéresse cependant Euron n'est pas Daenerys, mais ses dragons, et son sang de dragon. Lors de ses pérégrinations, il a récupéré un grand cor, Dompte-dragon, qui a apparemment la capacité de lier les dragons à celui qui a imprégné l'instrument de son sang. Il s'agit d'un ancien artefact rescapé de la catastrophe de Valyria. La fascination d'Euron pour Valyria ne s'arrête pas là, puisqu'on apprend dans le chapitre anticipé d'Aeron du futur tome 6 The Winds of Winter, qu'il a acquis une armure en acier valyrien et qu'il la porte. Il se vante également d'être le seul explorateur à avoir voyagé dans la "mer fumeuse" - la mer créée par le cataclysme volcanique et réputée impraticable et toxique - et de là les ruines de Valyria, et à en être revenu. Comme tout l'équipage de son bateau le Silence est composé de muets (ses membres ont la langue coupée), personne ne peut confirmer les dire d'Euron et on peut à bon droit douter de leur véracité. 

 Cependant, cet intérêt pour les dragons et Valyria, le fait d'envoyer son frère Victarion chercher Daenerys et ses dragons, le sacrifice de son autre frère Aeron, et enfin une vision d'Aeron après consommation d'ombre-du-soir qui voit son frère sur un trône avec une femme dont les mains exhalent des flammes blanches, tout cela oriente vers un Euron aux ambitions plus que royales, et sans doute pas limitées à Westeros. Il ne serait pas étonnant qu'Euron cherche à recréer l'empire de Valyria en plus grand. 

 

 En ce sens, une alliance avec Daenerys ferait de notre héroïne dragonne une reine. Pour peu qu'Euron s'empare d'un des dragon grâce au cor, il sera en outre un partenaire égal, et lui aussi un dragon. Un nouveau dragon. 

 

 

~~

 

 La troisième vision nous envoie au Mur, le "mur de glace" ne laissant pas d'ambiguïté à ce propos. La fleur bleue qui remplit l'air de parfum (le texte anglais dit "filled the air with sweetness", sweetness signifiant la douceur mais également le parfum : par exemple, lorsque Khal Drogo a été blessé et soigné et qu'on lui retire son cataplasme, une odeur - "sweet" - se dégage de la plaie, et cette odeur signifie que la gangrène s'est installée) est une allusion aux roses bleues de l'hiver, celles qui sont notamment cultivées à Winterfell. Mais surtout, elles sont liées dans la saga à Lyanna et sa relation avec Rhaegar Targaryen : 

 

 Et, comme s'ensuivait une mêlée furieuse de brume et d'acier, soudain retentissait la voix éplorée de Lyanna. "Eddard !" criait-elle. Une rafale de pétales de roses traversait un ciel sillonné de sang et bleu du bleu des yeux de la mort.

 (Eddard X, tome 1 A Game of Thrones)

 

Ici, Eddard Stark se rappelle son combat contre trois gardes royaux à la Tour de la Joie, où il a retrouvé sa soeur Lyanna. 

 

 "Je l'ai haï dès le premier instant de notre nuit de noces. Quand, me chevauchant et me besognant, l'haleine vineuse, il me souffla au nez : Lyanna - le nom de votre soeur !"

(Eddard XII, tome 1 A Game of Thrones)
 
Là, le souvenir de Lyanna revient lorsque Cersei lui raconte son propre mariage avec Robert Baratheon.
 
Ned revoyait le moment où tous les sourires étaient morts parce que Rhaegar, dépassant sa femme, Elia Martell, princesse de Dorne, venait de déposer la couronne de beauté dans le giron de Lyanna : une couronne, le revoyait-il ! de roses d'hiver, bleues d'un bleu de givre. 
(Eddard XV, tome 1 A Game of Thrones)

   

 Enfin, un dernier souvenir - confirmé par le récit de Meera Reed dans le tome 3 A Storm of Swords - introduit Rhaegar Targaryen dans l'équation : c'est lui qui a offert les roses bleues à Lyanna, et ne lui a pas mis une couronne sur la tête, mais l'a déposée "dans son giron". La suite de l'histoire, c'est que Rhaegar a enlevé Lyanna pendant de nombreux mois, et qu'après la chute des Targaryen, Eddard Stark a ramené de la Tour de la Joie un bébé : Jon Snow. 

  Une vision de Bran pendant son coma rappelle la vision de Daenerys, puisqu'on y voit Jon comme dans un tombeau de verre ou de glace, tel une nouvelle Blanche-Neige ou Beau-au-Mur-Dormant. 

 

Vers le nord, enfin, tel un cristal bleu chatoyait le Mur. Solitaire y dormait dans un lit glacé son frère Jon, le bâtard, plus pâle et plus rude au fur et à mesure que l'abandonnait tout souvenir des chaleurs anciennes.

(Bran III, tome 1 A Game of Thrones)

 

 L'image du mur trouve également une interprétation symbolique dans la famille Stark elle-même, en tant que "rois de l'hiver" qui protègent le nord : la "faute" de Lyanna qui s'incarne dans Jon Snow représente alors la faille dans le mur glacé des Stark, avec une dimension "maléfique" pour ce mur : il est le coeur de l'hiver dont la chute est nécessaire au retour du printemps.  

 Non seulement les visions de Daenerys nous ramènent à nouveau au Nord - à Winterfell et au Mur - mais cette fois, la troisième association est avec Jon Snow, qui est lui aussi à moitié dragon puisque fils de Rhaegar Targaryen. Cela signifie-t-il que Daenerys et Jon se marieront ? Ou qu'il seront amants ? Il n'est pas possible de répondre à ce stade, car si Khal Drogo - la première association - a été à la fois un mari et un amant pour Daenerys, et si Euron pourrait renouveler l'exploit, Daenerys a un amant connu en Daario Naharis - qui n'apparaît ni dans les visions, ni dans l'oracle; elle a aussi un second époux en Hizdahr zo Loraq, et lui non plus n'apparaît nulle part dans cette séance prophétique. Autrement dit, "fiancée du feu" ne veut pas forcément dire "épouse de trucmuche, bidule puis machin". Pour être honnête, je pense même possible que Jon et Daenerys ne se rencontrent jamais mais que leurs actions convergent vers le même aboutissement : mettre fin à la Longue Nuit et à ses causes. 

 

 Melisandre nous donne peut-être sans le savoir une indication sur le sens des trois alliances de Daenerys. J'ai déjà cité plus haut cet extrait à propos de Stannis, mais comme elle parle d'Azor Ahai, faisons-nous plaisir et citons la de nouveau : 

 

 "Quand le vieux mestre [Cressen] regardait Stannis, il ne voyait en lui qu'un homme. Vous, vous voyez un roi. Vous faites erreur tous les deux. Il est l'élu du Maître, le guerrier du feu.(...)"

(Davos III, tome 3 A Storm of Swords)

 

 Melisandre est une fanatique qui voit midi à sa porte, et concernant Stannis, le lecteur peut constater que ni Cressen ni Davos n'ont tort, et que lorsqu'il s'agit d'Azor Ahai, ils ont raison avec Melisandre : Stannis serait ainsi à la fois un homme, un roi et un guerrier du feu, s'il était bien l'élu de R'hllor.

 Le même schéma peut s'appliquer à Daenerys :

 - Khal Drogo aurait fait de notre Azor Ahai une femme en la faisant passer de l'enfance à l'âge adulte et à la maternité réelle et symbolique, ce qui correspond également à deux aspects des Sept : avec Khal Drogo, Daenerys passe de Jouvencelle à Mère

- Euron pourrait en faire une véritable reine conquérante : en effet, le  règne de Daenerys dans la Baie des Serf reste très fragile, comme le montre le siège de Meereen qui semble se refermer sur elle comme un piège : l'arrivée de la flotte Fer-née commandée par Victarion Greyjoy, le frère qu'Euron a envoyé en avant, pourrait s'avérer décisive pour briser ce siège et dégager la voie aux "enfants" meereeniens de Daenerys. L'appropriation possible d'un des dragons grâce au cor Dompte-dragon ferait en outre des Greyjoy des partenaires forcés de Daenerys, qui, de son côté pourrait devenir pour les Dothrakis "l'Etalon chevauchant le monde" en lieu et place de son fils mort-né. Ce n'est pas un Greyjoy qui offrirait une véritable couronne à Daenerys, mais l'association se ferait entre deux partenaires conquérants, et égaux de ce point de vue. 

 - Enfin, l'association avec Jon Snow révèlerait la guerrière du feu. Ce qui signifierait que Jon serait son épée, puisqu'un guerrier a toujours une épée ! Seul hic, dans la vision, Jon n'est pas comparé à une épée mais à une fleur, ce qui paraît bien antinomique. Cependant, il convient toujours avec GRRMartin de se méfier des apparences et de prendre la peine d'examiner les références internes : dans la saga, les roses - par exemple - ont des épines, ce qu'on retrouve dans le personnage d'Olenna Tyrell, la mamie co-organisatrice du meurtre de Joffrey, et surnommée la "reine des épines". L'épine elle-même se retrouve dans le nom d'Alliser Thorne - "thorne" en anglais signifiant "épine" - le frère de la Garde de Nuit chargé d'entraîner les jeunes recrues et dont la principale activité est de leur trouver des surnoms humiliants, en d'autres termes de les piquer, de les tuer par les mots puisque ça lui est interdit en gestes. 

On pourrait ajouter que l'anglais offre le jeu de mots entre "thorne" (épine) et "throne" (trône), alors que le Trône de Fer est un siège hérissé au sens propre d'épines géantes qui sont les épées des soldats morts lors de la Conquête d'Aegon. 

 Enfin, la rose exhale un parfum, elle a donc un souffle, et c'est ce souffle qui la caractérise dans la vision. Or, il y a bien un animal caractérisé par le souffle, c'est le dragon, et on a vu auparavant que leur naissance associait les dragons de Daenerys à Illumination. Coincé dans son mur de glace, Jon est bien une figure de dragon de glace, ce qui nous amène à une des explications possibles (et non exclusive) du titre général de la saga : "une chanson de glace et de feu" - A Song of Ice and Fire. 

 Ayant par ailleurs déjà évoqué la conception de Jon comme Illumination dans l'article sur Arthur et Ashara Dayne. L'analyse de sa forge est prévue au programme dans des articles spécifiquement consacrés ! 

 

 

 

 

 

 - EN GUISE DE CONCLUSION -

 

 

  

 Nous voici arrivés au terme de cette longue analyse. Il est temps de nous laisser pousser des ailes à notre tour et de prendre de la hauteur, afin de replacer ces prophéties et visions dans l'ensemble narratif. 

 Daenerys passe la presque totalité du tome 2 A Clash of Kings dans la ville de Qarth et la rencontre avec les Nonmourants en est l'avant-dernière péripétie avant qu'elle ne s'embarque pour la conquête de la Baie des Serfs. Lorsqu'elle arrive à Qarth, Daenerys est une reine misérable à la tête d'un khalasar moribond qui vient de traverser le désert rouge et s'est longuement arrêtée, dans la ville morte de Vaes Tolorro, comme s'il s'agissait d'un tombeau et du repos éternel. Vaes Tolorro n'est d'ailleurs pas le véritable nom de la ville, qui a été oublié : c'est le nom que les Dothrakis de Daenerys lui ont donné, il signifie "ville des os". Cependant, par ses jardins cachés et ses puits d'eau douce, cette ville-tombeau nourrit et revigore le maigre peuple de Daenerys, comme s'ils avaient trouvé refuge dans un ventre maternel. Qarth elle-même est définie comme une porte - "gate" en anglais, donc un passage entre deux mondes - ce qui place le séjour à Qarth comme un moment charnière dans le parcours de Daenerys, un moment où le monde est en train d'accoucher d'une dragonne. En résumé, la conception a lieu au moment du bûcher de Khal Drogo, puis la gestation difficile dans le désert rouge et à Vaes Tolorro, le travail d'accouchement pendant le séjour à Qarth, l'expulsion au départ de Qarth à bord du navire Balerion (un nom de dragon), et la coupe du cordon ombilical lorsqu'elle décide de ne pas se rendre à Pentos mais de détourner les bateaux d'Illyrio pour se trouver sa propre armée à Astapor.  

 Les trois personnages qui viennent tirer Daenerys et ses dragons de ce tombeau ou ventre maternel - et la ressuscitent ou président à sa naissance, selon le point de vue qu'on préfère - sont par leurs caractéristiques des avatars littéraires de la Corneille à Trois Yeux, le vervoyant : 

- Xaro Xoan Daxos a le nez crochu, caractéristique partagée avec Jaqen H'ghar qui avait les cheveux couleur des barrals. Il est aussi un menteur patenté : il propose le mariage à Dany, en présentant une vie de rêve, mais préfère visiblement les garçons; simule les larmes parce que c'est un trait de haute civilisation que de contrôler parfaitement les diverses émotions et de les exprimer selon les circonstances. L'immensité de sa maison, capable "d'avaler" (sic) le khalasar de Daenerys est une autre image de barrals avides et dévoreurs : l'arbre blanc au-delà du Mur, dans lequel les patrouilleurs de la Garde de Nuit retrouvent les restes de moutons et même d'un enfant; mais aussi le monstrueux et obèse barral du château de Blancport, image de la gourmandise de lord Manderly, le banneret des Starks qui se vengera des Frey en en faisant tuer trois et en les cuisinant en tourtes de mariage. Xaro est également un suspect possible pour l'envoi de l'assassin Navré à Daenerys, à Qarth, même si Daenerys n'imagine pas une seconde que cela vienne de lui. La relation entre lui et la dragonne s'achève par une déclaration de guerre sous la forme d'un gant sanglant, dans le tome 5 A Dance with Dragons : qui se rappelle que les barrals ont des feuilles en forme de mains sanglantes ? 

 - Pyat Pree : on a vu longuement les liens entre les Nonmourants et les barrals, et l'ombre du soir. Il faut ajouter la robe grise pour les couleurs des Stark, et sa maigreur qui le rapproche du bois. Lui aussi ment : il convoite le dragon et le sang de dragon de Daenerys. 

- Quant à Quaithe, son masque de bois en laque rouge la rapproche des barrals en en faisant littéralement une face de bois; et sa capacité à apparaître pendant les "rêves" de Daenerys pour lui murmurer des secrets plus ou moins intelligibles en font un équivalent des vervoyants qui parlent à travers les "rêves verts" ou le bruissement des feuilles. Quaithe utilise sans doute une chandelle d'obsidienne, comme elle le suggère à un moment donné, mais le parallèle reste.

 

 Evidemment, cela ne veut pas dire que ces trois personnages sont une émanation concrète de cette Corneille à Trois Yeux, mais il faut plutôt les lire comme des variations sur un même thème, qui préfigure sans doute l'ultime "adversaire" de Daenerys, la "bête de pierre qui prendra son envol d'une tour fumante, et crachera des flammes d'ombre", le "Grand Autre". C'est bien à Qarth que Drogon brûle le coeur des Nonmourants et les Nonmourants avec. A Winterfell, l'arbre-coeur avec son bassin d'eau froide à ses pieds est un coeur de l'hiver - si ce n'est LE coeur de l'hiver ("heart tree of Winterfell") - et pour reprendre l'imagerie inhérente au dieu R'hllor, il est bien question d'un coeur qui brûle au finale. 

Et c'est après avoir détruit le coeur de Qarth que Daenerys "rpend son envol" et renaît véritablement au monde pour en devenir une actrice et non pas seulement un objet de curiosité et de convoitise. 

 

 Cependant, il ne faudrait pas en conclure immédiatement que la Corneille à Trois Yeux est un être maléfique comme une sorte de Sauron sorti tout droit du Seigneur des Anneaux. S'il porte effectivement sa part d'ombre, l'antagonisme entre le dragon et la corneille n'est pas une lutte entre le bien et le mal, ou la lumière et les ténèbres, comme le voudrait Melisandre. D'ailleurs - nous l'avons vu dans le premier article - l'ambiguïté de la corneille est réelle, puisque c'est probablement le vervoyant Freuxsanglant qui intervient à un moment donné en prenant la forme de Pyat Pree pour sauver Daenerys du piège des Nonmourants et du vrai Pyat Pree. 

 

 Enfin, puisque les visions de Daenerys ramènent toutes vers Winterfell et les Stark, on pourrait se demander si notre dragonne ne rejoue pas en écho un scénario qui a déjà été joué par... le loup Stark, le loup de l'hiver, il y a très longtemps. Un loup mort, dont les enfants sont capturés par un vervoyant pour s'emparer de son pouvoir et de son sang ? Et prisonnier de l'arbre-coeur de Winterfell ? Voilà qui rappelle vaguement quelque chose ! 

 

 A demi ensevelie dans la neige maculée de sang, une énorme masse sombre gisait, terrassée par la mort. La glace en pétrifiait le pelage hirsute, et le vague remugle de corruption qui s'en dégageait rappelait un parfum de femme. (...)

La contemplation du monstre médusait tellement Bran qu'il ne parvint à s'en arracher qu'en apercevant ce que portait Robb. Avec un cri de ravissement, il se rapprocha. Gros comme une balle de fourrure gris-noir, le chiot avait encore les yeux clos et, à l'aveuglette, tout en émettant un pleurnichement désolé, fourrageait contre la poitrine qui le berçait sans lui offrir à téter que du cuir. 

(Bran I, tome 1 A Game of Thrones)

 

 Le premier chapitre de la saga, qui a commencé par la décapitation d'une "corneille déchue" (un Garde noir déserteur) se conclut sur la mort d'une louve géante et l'adoption par les enfants Stark de ses petits, ceux qui serviront de révélateurs à leur capacités de change-peaux, et pour Bran de vervoyant. 

 

 

~~

 

 

 

Le second point de notre conclusion regardera du côté de la littérature et de la figure du héros en général. 

 En effet, avec ces prophéties et visions, GRRMartin dresse le parcours d'un héros qui prend le contrepied du schéma habituel de la fiction épique et mythologique, mais ce n'est pas pour construire une énième figure de anti-héros,car Daenerys est bel et bien une héroïne et son personnage écrit comme tel.   

 Ordinairement, donc, le personnage "élu" commence par se qualifier comme héros par un acte remarquable - un sauvetage ou la mise à mort d'un monstre réel ou symbolique - puis franchit une à une toutes les étapes d'un parcours initiatique qui l'élève mystiquement et/ou socialement : au terme du parcours, le héros accède à un haut degré d'humanité en découvrant et/ou recouvrant sa véritable identité, il peut devenir une figure royale (socialement dominante) ou dieu, ou tout cela à la fois. C'est ce schéma qu'on retrouve pour Aragorn du Seigneur des Anneaux : d'abord dépouillé de son véritable nom, il aide et sauve les hobbits poursuivis par les maléfiques Nazgûl de Sauron, puis ses actes lui font retrouver son nom, son prestige, une armée, une épée, et le qualifient comme roi à la fin, avant qu'il n'épouse une "déesse" qui a accepté de devenir mortelle pour lui - Arwen. La qualification comme héros est ici le marqueur de l'élection divine, celle qui fait le roi, et c'est aussi la conception de Melisandre : Stannis mérite d'être roi parce qu'il est d'abord un héros élu par le dieu R'hllor. On retrouve ce schéma avec Harry Potter, qui ne devient ni rio, ni dieu, mais découvre peu à peu sa parenté et se bat contre Voldemort avant de le terrasser et d'accéder à l'âge adulte, c'est-à-dire à une humanité pleine, entière et apaisée, avec femme et enfants, en train de passer le relai à la génération suivante. 

 Suivant le même schéma de conte, Varys s'emploie à fabriquer un héros - le prétendu Aegon Targaryen - qui sera alors "élu" par le peuple comme roi. Varys détestant la magie et n'accordant sans doute pas foi aux dieux, "l'élection" vient pour lui des hommes - du public - et c'est pour quoi il prend tant de soin à composer une "chanson" sur mesure pour son poulain : Aegon se qualifiera comme roi parce qu'il aura accompli une conquête dans laquelle il aura pu déployer toutes les caractéristiques du héros de chanson, courageux, beau, généreux, héritier d'un sang royal et en même temps proche du peuple parce que frappé par le malheur lorsqu'il était encore au berceau.  

 

 Le parcours de Daenerys est tout à l'inverse : elle est Targaryen dès l'origine, personne ne lui conteste son nom ni son identité; elle est fille et soeur de roi, reine et femme civilisée, avant de devenir une héroïne. Le prestige de son nom et de son sang lui permettent d'épouser le plus puissant Khal parmi les Dothrakis, dont la horde comporte plusieurs dizaines de milliers de guerriers. Mais comme on l'a vu à travers les triplets de visions, l'ultime étape de son parcours initiatique c'est d'être le "guerrier du feu", le héros Azor Ahai re-né. Or la légende ne dit pas si Azor Ahai fut roi. Pour Daenerys, la royauté n'est pas un aboutissement, mais un point de départ ou de passage selon le point de vue. 

 Quant à sa "réalisation" en tant qu'être humain pleinement "civilisé", là encore, GRRMartin casse les codes auxquels nous sommes habitués : Daenerys ne fait pas l'apprentissage de la civilisation en venant d'une sorte d'état "sauvage" ou "non-éduqué" à comme pourrait l'être Perceval le Gallois avant d'arriver à la cour d'Arthur, elle accomplit le chemin inverse. 

 Cela commence lorsque son frère Viserys lui reproche d'adopter les moeurs des Dothrakis - qu'il considère comme de vrais sauvages - alors qu'elle est née à Westeros et qu'elle est une Targaryen, une descendante de l'empire de Valyria. On le voit également plus tard lorsque Daenerys utilise les modes vestimentaires de Qarth ou des Ghiscaris comme un outil de persuasion, pour jouer un personnage qu'elle sait qu'elle n'est pas : elle en parle comme "d'oreilles de lapin", autrement dit comme de déguisements qui l'entravent et la retiennent prisonnière.

 L'aboutissement est sa nudité après qu'elle s'est envolée avec Drogon, à la fin du tome 5 A Dance with Dragons, pour vivre avec lui dans son repaire, et son incapacité à se fabriquer un chapeau d'herbes : elle a cette réflexion qui paraît absurde "je suis reine mais je ne sais pas me faire un chapeau", mais cela sous-entend qu'elle est plus proche de l'animalité que de l'humanité et qu'en tous les cas, ses doigts ne sont pas ceux d'une femme industrieuse (au passage, GRRMartin décoche également un petit coup au modèle de la princesse disney industrieuse et accomplie). Elle appelle l'antre de Drogon - un rocher en pleine mer Dothrak - "Peyredragon", d'après le vrai Peyredragon où elle est née, un rocher au milieu de la mer. Mais là où les hommes ont remodelé Peyredragon pour en faire une forteresse habitable par eux, la dragonne Daenerys vit avec son dragon dans une grotte comme un retour à l'état sauvage.  

 "Un dragon ne plante pas d'arbres" (ouais, en vrai, il les brûle).

 Il faut cependant remarquer que GRRMartin ne propose pas des modèles sociaux/humains selon une hiérarchie où l'un serait forcément meilleur que l'autre, le propos n'est pas là. La monstruosité se retrouve en effet de tous les côtés, chez les "hypercivilisés" ghiscaris qui fabriquent des armées de quasi robots avec les Immaculés, en leur retirant leur humanité (de la perte de l'identité à la castration, et jusqu'à l'épreuve ultime qui est de tuer un bébé dans les bras de sa mère); ou chez les dragons qui brûlent et chassent sans distinction dès qu'ils ont faim, comme on le voit avec la petite Hazzea. La nature "bestiale" de Daenerys ne l'empêche d'ailleurs pas d'éprouver une profonde empathie pour les victimes et de révéler ainsi un extrême humanisme, comme lorsqu'elle passe une journée à visiter les victimes d'une épidémie mortelle de dysenterie, au péril de sa propre vie. Pour être le "sang du dragon", Daenerys n'en est pas moins humaine que les autres. 

 

 

 Ainsi, la visite chez les Nonmourants se révèle instructive et originale à plus d'un titre : non content d'enfumer le lecteur et de jouer au chat et à la souris avec lui, GRRMartin en profite pour synthétiser une part de son projet littéraire et proposer une figure nouvelle de héros, en brisant les codes auxquels la culture occidentale nous a habitués à travers ses mythologies, ses contes et sa littérature (je devrais ajouter son cinéma, car je pense que GRRMartin tacle également un ouvrage considéré comme une bible par les scénaristes d'Hollywood, à savoir "le Héros aux mille et un visages" de Joseph Campbell, théoricien du "monomythe", c'est-à-dire du fait que les humains auraient un mythe unique décliné en une infinité de variations dépendantes de l'imagination et du contexte social et culturel des auteurs).

 Les visions et prophéties ne disent pas si Daenerys survivra à la fin, lorsqu'elle aura mis fin à la Longue Nuit. Mais si on a bien suivi, elle ne devrait pas monter sur le Trône de Fer. Et peut-être devons-nous nous attendre à une disparition comme dans les arènes de Meereen, où il sera impossible de déterminer avec certitude si son dragon l'a brûlée et dévorée ou si elle s'est envolée avec lui vers d'autres cieux, et si elle reviendra un jour.

 Avec un peu de chance, il en restera des chansons et des légendes. Voire des prophéties sur son retour.

 

 

La trajectoire d'une comète en somme.

 



08/05/2017
11 Poster un commentaire

A découvrir aussi


Ces blogs de Littérature & Poésie pourraient vous intéresser

Inscrivez-vous au blog

Soyez prévenu par email des prochaines mises à jour

Rejoignez les 34 autres membres